Le Protokin explore ce qui précède toute forme : le geste comme tension première entre corps vivant et monde en émergence. Ici, la théorie n’est pas un système clos, mais un champ ouvert où se croisent philosophie, science et art. Chaque concept est pensé comme un point de départ, non comme une conclusion.
Rôle protokinien : exposer la matrice conceptuelle qui précède toute forme figée.
Contenu :
Les trois régimes (protokinien, protokinésique, protokenésie).
Les trois gestes (appréhension, préhension, compréhension).
Les liens avec les auteurs sources (Simondon, Varela, Leroi-Gourhan, Deleuze…).
Format : textes courts, reliés par hyperliens internes vers le Glossaire et les Schémas.
Intention : ouvrir l’attention, donner un vocabulaire pour percevoir les gestes.
Position : Cœur du champ protokinien – matrice conceptuelle avant toute forme.
Flux : Alimente le Glossaire et les Schémas, nourrit la Critique et le Fil vivant en cadre théorique.
Fonction : Ouvrir l’attention et fournir les repères conceptuels pour lire et agir sur les gestes.
Le concept de Protokin désigne un champ pré-ontologique où se jouent les conditions d’apparition du geste, du sens et du vivant avant toute forme stable. Loin d’être une substance, une fonction ou un code figé, le Protokin ouvre le champ du possible avant toute institution ou forme organique, c’est l’irruption sensible du sens avant le signe, l’existence partagée avant l’institution, le rythme vivant avant toute architecture du monde. En ce sens, le Protokin n’est pas une origine transcendante ni une matière brute, mais le mouvement sans forme préalable, un « champ de différenciation sans stabilisation » où le virtuel foisonnant se transforme en formes naissantes. Il renverse la perspective ontologique ordinaire : ce n’est pas le corps qui produit le geste, c’est le geste qui rend le corps possible. On a affaire à une ontologie du mouvement et de la modulation, un « champ de tensions intensives » où toute identité est provisoire et en devenir, plutôt qu’à un étant fixe. Cette approche puise à la fois dans la philosophie de l’individuation de Gilbert Simondon (l’être préindividuel et la transduction), dans la pensée de la technique de Bernard Stiegler (épiphylogenèse), dans l’énaction de Francisco Varela (la cognition comme émergence incarnée), dans le pragmatisme radical de William James (primauté de l’expérience vécue sur les essences abstraites) et s’oppose aux vues téléologiques telles que l’accélérationnisme de Nick Land. L’objectif de cet essai est de décrire rigoureusement les principes fondamentaux du Protokin et ses trois régimes (protokinien, protokinésique, protokenésie), en les articulant aux trois gestes expressifs fondamentaux – préhension, appréhension, compréhension – qui incarnent cette logique d’émergence. Nous montrerons comment cette ontogenèse expressive, ancrée dans une logique différentielle de l’émergence, implique que le Protokin n’est ni substance ni fonction, mais un champ de tensions dynamique. Enfin, nous discuterons les conséquences ontologiques, expressives et critiques de ce paradigme, en soulignant en quoi le Protokin constitue une méta-logique de l’émergence expressive plutôt qu’une ontologie figée.
Pour cerner la dynamique interne du Protokin, on distingue trois régimes co-impliqués, qui correspondent à des degrés d’individuation au sein d’un même processus originaire. Ces régimes ne sont pas des étapes successives, mais des intensités co-présentes dans tout geste naissant. Ils décrivent comment un geste ou une forme expressive émerge depuis un fond virtuel jusqu’à son inscription dans un monde partagé :
Le Protokinien : c’est le fond primaire, ce qui précède toute forme sans pour autant être un chaos informe. Il désigne un plan de virtualité pure, « une ontologie sans être, une énergie sans cause » – un champ pré-individuel au sens de Simondon – où les formes sont présentes à l’état germinal. Le régime protokinien est ainsi un virtuel intense : la « zone où tout est encore possible sans être déjà défini ». On peut y voir le milieu de tension structurant dont parlait Simondon, ce réservoir de potentialités différenciées mais non actualisées qui précède l’individu formé. Autrement dit, ce que Simondon appelle le préindividuel, le Protokin l’appelle protokinien. Ce fond virtuel n’est pas inerte : il est traversé de rythmes et d’affects sans forme, un champ de différenciation intensive qui porte en germe toutes les formes vivantes possibles.
Une énergie sans cause. Un possible qui ne se cherche même pas encore. Pas un fond. Un frisson.
Le Protokinésique : c’est le passage à l’acte gestuel, le moment où la virtualité s’actualise en un mouvement naissant. Le protokinésique représente l’événement gestuel brut, en deçà de toute fonction utilitaire ou de tout code signifiant. Le geste protokinésique ne “représente” rien et ne vise pas d’objectif conscient : il module une tension entre le dedans et le dehors, entre le soi et le monde, en manifestant une pure dynamique corporelle (torsion, inflexion, élan) sans forme pleinement stabilisée. On pourrait parler d’un déséquilibre productif, d’une fracture générative où quelque chose advient sans être encore nommé. Ce régime est celui de l’émergence du geste : un frémissement pré-signifiant, infra-logique, qui fait vibrer la frontière entre l’organisme et son milieu. Il correspond au moment de l’individuation dans le vivant, lorsque « une tension du milieu commence à former une membrane, une direction, un devenir ». En ce sens, ce que Simondon nomme modulation entre forme et information, le Protokin le pense comme geste infra-logique et différentiel – une transduction vivante plutôt qu’une commande cybernétique.
Ce n’est pas un geste. C’est ce qui le précède en le lançant. L’élan sans cible. Le corps sans organe, mais plein.
La Protokenésie : c’est le devenir durable du geste, le processus par lequel l’événement protokinésique singulier se stabilise et s’inscrit dans un réseau de relations. Si le protokinien est le virtuel pur et le protokinésique l’instantané gestuel, la protokenésie est la trajectoire d’inscription du geste dans un monde. Elle permet au geste de devenir habitude, style, langage ou mémoire, c’est-à-dire de laisser une trace et de s’incorporer dans une histoire sans pour autant se figer complètement. La protokenésie, en ce sens, correspond à la dimension d’une mémoire active du geste : le mouvement s’y transforme en forme, l’intensité en structure, mais de manière inachevée et évolutive. C’est grâce à la protokenésie qu’un geste éphémère peut se répéter, se diffuser, faire culture. On peut y voir un équivalent de l’épigenèse expressive : ce processus par lequel se créent des formes collectives vivantes (langages, techniques, habitudes) sans que le fond virtuel soit épuisé – il en subsiste toujours une réserve non formulée qui pourra engendrer de nouvelles variations. En d’autres termes, la protokenésie rend possible « l’appropriation sans captation, la mémorisation sans archive, l’histoire sans historicité » du geste.
Quand le geste devient style. Quand le style devient trace. Quand la trace reste vivante. Le geste revient. Mais jamais le même.
Ces trois régimes ne doivent pas être conçus comme des étapes linéaires, mais comme les faces simultanées d’un même processus d’émergence. Le geste n’est jamais purement protokinien ni purement protokenésique : il reste toujours traversé de virtualité non réalisée, de tensions en cours et de lignes d’inscription à venir. Ainsi, tout geste concret est un composé où coexistent un fond pré-individuel (protokinien), une actualisation incarnée (protokinésique) et une tendance à la consolidation (protokenésie). Cette approche différentielle du geste prolonge la pensée simondonienne : individuer, c’est toujours synchroniser plusieurs régimes d’intensité plutôt que produire une entité figée. Effectivement, « l’individuation n’est jamais un événement ponctuel, mais un processus transversal où s’ajustent des potentialités internes et des tensions extérieures », ce que Simondon décrivait par la notion d’ontogenèse transductive. Le Protokin s’inscrit explicitement dans cette logique transductive de la genèse : il agit comme une matrice d’individuation, mettant en tension un champ informe (par ex. un affect brut, un rythme diffus) avec une forme potentielle (un schème de mouvement, un rythme communicable). En d’autres termes, le Protokin décrit ce qui, dans la nature du vivant, assure la coordination entre un fond non formé et une forme en train de se former. Penser le Protokin revient à penser le vivant avant la vie formelle, comme un ballet rythmique où matière, forme et sens se nouent dans une cohérence dynamique provisoire.
Il est crucial de noter que cette perspective implique une ontologie relationnelle et processuelle. L’identité elle-même, du point de vue protokinien, n’est jamais substantielle ni permanente : c’est une « cristallisation provisoire d’un flux vivant », comparable à un tourbillon stable dans une rivière de mouvements. Ainsi, le vivant apparaît comme une procession d’individuation rythmique plutôt qu’une substance fixée. Nous retrouvons ici l’intuition du philosophe William James, qui critiquait le « sophisme intellectualiste » consistant à hypostasier un concept abstrait (une Substance, un Sujet, etc.) pour l’opposer ensuite aux expériences dont il provient. Les métaphysiciens, notait James, érigent des entités (Dieu, l’Absolu, la Matière, etc.) comme des réalités supérieures aux phénomènes vécus, alors qu’en réalité ils ne font que nommer de façon abstraite l’ensemble de ces expériences. Le Protokin, en cohérence avec ce pragmatisme radical, refuse de poser une substance derrière le processus : il n’y a pas de principe caché du geste, pas d’âme séparée de la danse du vivant, pas d’être transcendant qui expliquerait les apparitions. Seulement un processus d’émergence continuel, un champ de tensions en modulation dont les effets (gestes, formes, pensées) sont réels mais toujours transitoires.
En parallèle des trois régimes ontologiques du Protokin, on peut identifier trois gestes fondamentaux qui caractérisent notre rapport expressif au monde : la préhension, l’appréhension et la compréhension. Ces termes, ici revisités, ne désignent pas de simples opérations psychologiques, mais trois modulations du geste vivant qui correspondent à des moments du processus d’émergence. Avant la main, il y a le champ ; avant le geste, la vibration ; avant la pensée, le mouvant. Autrement dit, toute saisie de la réalité, qu’elle soit physique ou mentale, s’ancre dans un rapport protokinien au monde – un rapport de co-formation plutôt que de domination. Examinons ces trois gestes :
La préhension : c’est l’acte de saisir, au sens le plus originaire. Mais dans le paradigme protokinien, préhender ne signifie pas s’approprier un objet externe par la force ou la maîtrise. La préhension est avant tout une adhérence différentielle au champ – une coordination spontanée entre le corps vivant et les rythmes de son milieu. Le vivant saisit comme un organisme qui épouse une vague, non comme un sujet qui s’impose à un objet. Par exemple, lorsqu’un animal attrape une proie ou qu’un humain manipule un outil, il y a un accord fin, un ajustement mutuel entre le mouvement du corps et les contraintes de l’environnement. Chez l’humain, la main prolonge cette prise énergétique par la technique, mais sans jamais s’en détacher complètement : chaque outil n’est pas une simple extériorisation du geste, il est une interface de co-variation avec le milieu. Autrement dit, même dans l’usage de la technique, le geste demeure une co-évolution avec la matière, et non une domination unilatérale. Le philosophe de la technique Bernard Stiegler a insisté sur le fait que l’homme externalise sa mémoire et son savoir dans les outils, ce qu’il nomme la mémoire épiphylogénétique (par exemple l’écriture, les instruments, la technologie). Il y voit un processus à double tranchant : l’extériorisation technique est la condition de l’évolution humaine, mais elle s’accompagne d’une perte possible de l’expérience vivante (la « perte de l’esprit »). La perspective protokinienne, sans nier ce danger, souligne que le geste technique peut être compris comme une capture transductive de l’intensité plutôt que comme une simple dépossession : l’outil prolonge la vibration du vivant dans un support nouveau, il conserve l’énergie du geste « non comme mémoire morte, mais comme puissance différée ». En ce sens, la préhension outillée reste du domaine du vivant – une synchronisation rythmique entre l’organisme et la matière extérieure. Dans le Protokin, préhender signifie justement se synchroniser rythmiquement avec le réel. C’est un geste de contact et de consonance avec ce qui nous entoure.
L’appréhension : le terme est à prendre ici dans son sens étymologique de « saisir vers soi », sans la connotation de peur qu’il a en français courant. Appréhender, c’est se tenir en haleine devant l’émergence d’une forme. Il s’agit du moment de tension du percept : l’instant fragile où quelque chose se forme à la lisière du chaos, sans que son contour soit encore assuré. L’appréhension est un entre-deux, un battement : elle se situe au seuil du geste, dans l’hésitation fertile entre le virtuel et l’actuel. On peut la décrire comme un état de précarité ontologique où le vivant sent qu’une signification ou une forme pourrait émerger, sans avoir la certitude qu’elle s’actualisera pleinement. Plutôt que de chasser cette incertitude, la pensée protokinienne y voit la condition même du sens : « Le protokinien ne cherche pas à éliminer l’instabilité : il l’accueille comme condition du sens », lit-on dans un de nos fragments (# fragment). L’appréhension implique donc d’accueillir l’incertain, de demeurer un instant dans le presque du geste, sans retomber ni dans le réflexe automatique ni dans la forme déjà constituée. C’est une disposition d’écoute intense du réel naissant. On peut dire qu’appréhender, c’est être au bord du geste, sans tomber dans la représentation figée – rester dans cet écart où le sens n’est pas encore figé et où toutes les bifurcations restent possibles. Ce concept évoque l’expérience du présent vivant décrite par William James ou Edmund Husserl, ce présent épais où le passé immédiat et le futur imminent se chevauchent. Mais surtout, il fait écho aux théories contemporaines de la cognition incarnée : l’énaction de Varela, par exemple, affirme que la cognition n’est pas la récupération de données toutes faites mais l’émergence d’un monde au travers de l’action d’un être incarné. De même, l’appréhension protokinienne n’est pas une perception passive : c’est un acte, un ajustement dynamique. Le sujet qui appréhende n’est pas un spectateur détaché, il est en co-émergence avec ce qu’il perçoit – comme le dit Varela, « le “soi” n’est pas une substance mais un nœud dynamique, un événement de résonance entre l’organisme et son environnement », il n’y a pas de sujet préexistant mais un couplage structural en cours. L’appréhension correspond ainsi au régime protokinésique du point de vue du vécu : c’est l’instant du frémissement expressif, du pressentir plutôt que du savoir.
La compréhension : on entend par là l’acte de tenir ensemble (« com-prendre » au sens étymologique), c’est-à-dire de donner une cohérence à ce qui se présente, sans pour autant le figer. Comprendre n’est pas enfermer un sens dans une forme définitive, mais se mettre en résonance avec une structure mouvante. La compréhension surgit lorsque un rythme auparavant chaotique est perçu comme cohérent, lorsqu’une forme émergente parvient à se maintenir assez pour être suivie par l’esprit – mais sans se rigidifier. Dans le paradigme protokinien, comprendre ne signifie jamais “maîtriser de l’extérieur”, ni posséder un contenu objectif une fois pour toutes. C’est au contraire s’accorder à un différentiel de forces, entrer dans la danse d’une signification en train de se faire. Comprendre, c’est faire partie du phénomène que l’on comprend, au lieu de prétendre à une position de surplomb. En ce sens, la compréhension protokinienne est inséparable de l’action et de l’expérience. Elle n’est ni antérieure ni postérieure à l’action : elle émerge de l’agir lui-même. On ne comprend pas quelque chose comme on observerait une entité statique ; on comprend dans quelque chose, en co-naissant avec le processus vivant. Cette idée rejoint fortement le principe d’énaction de Varela et Thompson : « la connaissance n’est pas la représentation d’un monde pré-donné, mais l’émergence d’un monde à travers l’action incarnée ». Par exemple, on ne comprend véritablement une mélodie qu’en la refaisant mentalement ou physiquement résonner en soi, on ne comprend un concept scientifique qu’en rejouant mentalement l’expérience ou l’intuition d’où il provient. La compréhension est ainsi un processus dynamique d’intégration – jamais une clôture définitive. Elle correspond, du point de vue des régimes, à la protokenésie : c’est le moment où le geste s’inscrit dans une forme intelligible, où il devient partageable (on peut le répéter, l’enseigner, le traduire en mots), sans cesser pour autant d’être vivant. Comprendre véritablement, c’est donc tenir ensemble sans clore, conserver une souplesse interne à la forme. « La compréhension n’est pas un encerclement du sens, mais une mise en résonance avec une structure mouvante », résume un passage de nos sources. On voit ici une critique implicite de l’idéal classique de vérité comme adéquation fixe : du point de vue protokinien (proche en cela du pragmatisme), comprendre c’est savoir continuer un processus, s’orienter dans un flux, plus qu’asséner une définition éternelle.
Ces trois gestes – prendre, pressentir, tenir-ensemble, que l’on pourrait associer respectivement aux mots préhension, appréhension, compréhension – ne sont pas séparés dans l’expérience réelle. Ils constituent plutôt les aspects d’un même élan expressif. « Prendre (préhension) est un geste du corps vivant ; pressentir (appréhension) est un frémissement du seuil ; tenir avec (compréhension) est une continuité rythmique. Tous trois ne sont que des intensités localisées d’un même mouvement originel, que le Protokin ne fixe jamais ». Autrement dit, le vivant, dans son activité la plus banale, mobilise en permanence ces trois dimensions : il est un être-de-préhension, un corps-de-contact, une intelligence sans sujet qui se déploie selon divers degrés d’adhérence au monde. La préhension engage le corps dans le champ (ancrage protokinien), l’appréhension explore l’événement naissant (mise en jeu protokinésique), la compréhension tisse une cohérence sans fermer le processus (inscription protokenésique). On pourrait presque les voir comme trois « temps » d’une même rythmique : un temps d’accord initial au réel, un temps de suspens vibratoire et un temps de tenue signifiante provisoire. Ensemble, ils décrivent une sorte d’ontogénèse expressive : la manière dont, à chaque instant, le sens naît de la matière vivante.
Notons que cette approche renverse l’idée classique selon laquelle la pensée (ou la conscience) viendrait après coup donner du sens à un donné brut. Ici, la pensée elle-même est considérée comme un geste, une modulation. « La pensée ne vient pas après l’expérience : elle est elle-même une manière de saisir, une prise douce, une forme transitoire de résonance », peut-on lire dans un passage synthétique. Autrement dit, comprendre, c’est déjà un mode d’agir. Ce point est crucial et rejoint les critiques contemporaines de la séparation sujet/objet : la connaissance est inséparable du vécu qui la fait naître. La philosophie énactive l’a montré : « nous ne pensons pas à l’intérieur : nous pensons en agissant, en bougeant, en étant affectés ». Le Protokin radicalise cette idée en la plaçant encore plus en amont : avant même l’intention consciente, il y a une synchronisation corporelle et affective qui tisse la trame du sens.
En proposant le Protokin comme champ originaire du geste et du sens, nous sommes amenés à repenser nombre de dualismes et de présupposés de la métaphysique classique. Tout d’abord, cette perspective s’inscrit dans une lignée post-cartésienne et post-kantienne où l’on refuse de séparer nettement la matière et la forme, le sujet et l’objet, le corps et l’esprit. Le Protokin, en tant que logique d’émergence, demande de penser le devenir avant l’être. Il s’agit là d’une forme d’ontologie processuelle ou différentielle, dans le sillage de Simondon, de Bergson ou de Whitehead. La notion d’ontogenèse transductive prise à Simondon est éclairante : l’individu (qu’il soit une personne, un acte de pensée, ou une société) n’existe qu’en tant qu’il se constitue graduellement, par résolution de tensions entre un fond préindividuel et un milieu. De ce point de vue, il n’y a pas de « substances » au sens traditionnel, seulement des processus d’individuation plus ou moins stabilisés. Le Protokin donne un nom à ce qui, dans chaque individu ou dans chaque acte, dépasse l’individu même – ce « plus » qui est antérieur et extérieur à lui, et sans quoi il ne se formerait pas. Ainsi, le Protokin rejoint la critique pragmatiste des essences figées : il n’y a pas d’Idées transcendantales qui préexisteraient aux actes et aux expériences, pas plus qu’il n’y a de Sujet substantiel isolé de ses interactions. Toute forme émerge d’un fond de non-formé, et garde en elle la trace de ce fond sous forme d’une certaine plasticité.
Sur le plan épistémologique, cette idée invite à une attitude de pensée particulière. Si le réel premier est un champ mouvant de tensions, alors connaître ne pourra jamais signifier en saisir une image fixe et totale. Au contraire, connaître deviendra synonyme de se synchroniser avec des processus, d’entrer en résonance avec eux. Une telle épistémologie met l’accent sur la co-constitution du sujet connaissant et du phénomène connu. C’est l’esprit de l’énactement varelien, poussé ici jusqu’à un niveau infra-discursif : l’accord entre le scientifique (ou le philosophe) et son objet d’étude n’est pas un miroir passif, mais un couplage dynamique – une sorte de danse, où l’un et l’autre se modulent mutuellement. En d’autres termes, penser, c’est toujours participer à ce qu’on pense. Cette idée, anticipée par des philosophes comme William James ou Merleau-Ponty, s’oppose frontalement au paradigme objectiviste hérité de Descartes, où l’on imaginerait un sujet transparent contemplant un objet tout fait. Le Protokin, lui, suggère qu’il n’y a pas d’observateur extérieur absolu : toute observation, toute mesure (même en science) implique une insertion dans le champ, une transformation mutuelle. Sur ce point, on peut faire un parallèle avec la révolution de la physique quantique : l’observateur y est intégré, et l’on découvre une réalité relationnelle, non-locale, indéterminée dans ses principes ultimes. Cette physique contemporaine, en ébranlant la notion de substance indépendante, ouvre d’ailleurs la voie à de nouveaux imaginaires philosophiques et politiques, comme l’a noté Karen Barad ou Bruno Latour. Le Protokin s’inscrit dans cette mouvance qui décentre le logos au profit du locus (la situation, le champ de relations).
En termes ontologiques stricts, la logique protokinienne permet de dépasser certaines oppositions stériles. D’une part, elle réconcilie l’être et le devenir en montrant que l’être (la forme, la structure) n’est qu’un devenir stabilisé, et que le devenir (le flux, le changement) n’est pas le néant mais possède une consistance propre. L’être n’est jamais que « du devenir qui tient », et ce devenir lui-même est différencié, orienté sans être prédéterminé. D’autre part, elle abolit la césure matière/esprit : le Protokin, en tant que champ d’intensités, est à la fois “matière” (énergie, rythme) et “esprit” (potentialité de sens) – ou plutôt il est avant cette scission, que nos dualismes classiques imposent après coup. On pourrait dire que le Protokin est un monisme dynamique : une seule réalité faite de tensions, qui peut être lue tantôt comme matière proto-animée, tantôt comme esprit en gestation. Cette position évoque l’élan vital de Bergson relu par Deleuze, à ceci près qu’il ne s’agit pas d’une force transcendante qui propulse les formes, mais d’un rythme immanent au vivant qui fait éclore du nouveau en permanence. Le chaos n’y est jamais absolu, il est déjà plein de différences en cours ; et l’ordre n’y est jamais définitif, il reste habité par l’indéterminé.
Sur le plan anthropologique et technologique, le concept de Protokin invite à repenser la place de la technique et du langage dans l’évolution humaine. L’anthropologue Leroi-Gourhan montrait que l’évolution de l’Homo sapiens est marquée par la libération de la main (via la bipédie) et l’extériorisation des fonctions (outils, symboles) – en somme, un geste qui se prolonge hors du corps. Bernard Stiegler a approfondi cette idée en parlant de la pharmacologie de la technique : le fait que nos organes techniques (du silex à l’ordinateur) prolongent nos capacités tout en risquant de nous aliéner. La perspective protokinienne permet de prolonger ces analyses tout en les infléchissant : elle voit dans la technique non pas un « après-coup » qui viendrait s’ajouter à un geste humain déjà constitué, mais une inscription transductive du geste dès son origine. En d’autres termes, le geste technique – tout comme le geste langagier – trouve sa source dans le champ protokinien lui-même, comme une modulation particulière de l’intensité originaire. Ainsi, où Leroi-Gourhan parlait de l’outil et de la parole comme d’extériorisations, le Protokin parlera de co-évolutions : l’outil est né du geste autant que le geste est né de l’outil, dans une même trame de relations transductives. Plutôt que de voir, avec Stiegler, la technique seulement comme une mémoire artificielle potentiellement mortifère, on peut y voir la poursuite du vivant par d’autres moyens – une « puissance différée » du geste plutôt qu’une mémoire morte. Par exemple, l’écriture est souvent perçue comme la fixation du langage vivant dans une trace inerte (Stiegler y voit la naissance d’une mémoire extérieure qui fait perdre quelque chose de la spontanéité orale). Le Protokin suggérerait au contraire que l’écriture prolonge en fait le geste de pensée dans un nouveau médium, qu’elle transduit l’élan signifiant plutôt qu’elle ne l’arrête net. Cette nuance est importante, car elle redonne de la continuité entre le biologique et le technique : les supports techniques font partie du champ d’émergence du sens, ils ne lui sont pas complètement extérieurs. Il ne s’agit pas d’être naïf face aux dangers de la technique (le Protokin peut aussi éclairer les dérives de la société technologique), mais de comprendre que le “milieu associé” (Simondon) de l’humain inclut toujours déjà ses outils et ses systèmes symboliques. En ce sens, la protokenésie englobe aussi l’émergence des techniques et des cultures comme prolongements du geste primordial.
Sur le plan éthique et politique, la logique protokinienne offre des ressources critiques originales. D’une part, elle propose une sorte d’éthique du vital fondée non sur des normes transcendantes, mais sur la normativité immanente du vivant lui-même – ce que le philosophe Francisco Varela appelait l’éthiques de l’auto-poïèse et que Spinoza anticipait par l’idée du conatus. Si la source du sens est dans le geste vivant, alors la direction éthique consiste à cultiver les conditions d’émergence du sens : favoriser les milieux riches en potentiel, préserver les rythmes du vivant, accueillir l’altérité et l’instabilité comme nécessaires. Une telle éthique mettrait l’accent sur l’écoute et la co-présence plutôt que sur la domination ou la certitude morale. D’autre part, politiquement, le Protokin permet de penser le pouvoir autrement. Plutôt que de le concevoir comme une entité qui s’exerce de haut en bas (souveraineté, loi, structure figée), on peut y voir une intensité gestuelle pré-politique, une « onto-puissance » diffuse qui circule dans le champ social avant même les institutions. Cela rejoint en partie les intuitions de Michel Foucault sur le pouvoir comme relation de forces omniprésente, ou celles de Gilles Deleuze et Félix Guattari sur les flux désirants qui traversent les socius. Mais ici, l’accent est mis sur le geste : toute structure politique serait l’institution partielle d’un certain régime d’intensités. Penser le politique à partir du Protokin, c’est imaginer une « politique du geste » plus qu’une politique de la loi. On peut par exemple opposer cette vision à l’accélérationnisme contemporain (notamment la version de Nick Land). L’accélérationnisme landien propose d’embrasser la logique du capitalisme technologique jusqu’à son point de rupture, d’accélérer la télématique du système pour provoquer l’émergence d’un post-humain. C’est une vision téléologique extrême, tournée vers un futur hypothétique où l’humain serait dépassé par les machines ou une Singularité à venir. La politique du Protokin est à l’opposé non pas en prônant un retour passéiste, mais en refusant la téléologie : elle valorise un commencement toujours recommencé, une virtualité qui travaille constamment les formes existantes sans viser un “point Oméga” final. En ce sens, « si l’accélérationnisme de Nick Land cherche à détruire l’ordre par l’intensification de ses propres logiques, le Protokin œuvre à sa subversion par la réactivation d’une force antécédente et excédentaire ». Au lieu de pousser le système en place jusqu’au gouffre, il s’agit de se rebrancher sur un potentiel plus originaire que le système, de rouvrir les possibles oubliés. Land pousse la machine à son effondrement futur, le Protokin invite à retrouver « un passé jamais figé » dans le présent vivant. Cette différence se traduit par une inversion complète de l’imaginaire ontologique : l’accélérationnisme reste dans une ontologie du dépassement (il faut dépasser l’humain, dépasser les limites, etc.), tandis que le Protokin propose une ontologie de la généalogie sans modèle, un appel à « recommencer à gester » ici et maintenant, à renouer avec le geste originaire au-delà des ruines du monde institué. Concrètement, cela voudrait dire inventer des pratiques politiques ancrées dans l’expérience sensible partagée (assemblées corporelles, rituels laïques, occupations d’espaces vécus) plutôt que dans la seule spéculation technocapitaliste. On peut parler d’un anarchisme protokinien, non pas chaos destructeur, mais absence de commandement figé, où la société serait envisagée comme une chorégraphie ouverte de gestes, plutôt que comme un organisme hiérarchique.
Enfin, la perspective protokinienne fournit également une critique des biais cognitifs et médiatiques contemporains. Notre époque est saturée de schèmes de pensée qui subsument le réel sous des catégories toutes faites : téléologies (tout serait orienté vers un but prédéfini), substantialisations abusives (on parle par exemple de “la Jeunesse”, “le Vivant”, “les GAFAM” comme d’entités figées), analogies mimétiques (on compare le présent à 1930 ou à Orwell sans écouter sa singularité), causalités linéaires simplistes, obsession métrique, narrations historicistes globales, etc. . La pensée protokinienne cherche au contraire à défaire ces réductions. Elle se défait de la téléologie, de la substance, du miroir identitaire, de la linéarité, de la forme close, de la quantification réductrice et du mythe d’une Histoire majuscule. Au lieu de plaquer une grille déjà connue sur chaque phénomène, elle tente de penser par contact, par le singulier, par la modulation. Par exemple, face à une crise sociale, une analyse protokinienne ne dira pas “voici la répétition de tel schéma historique” ou “voici l’effet de telle cause unique”, mais cherchera les nouvelles intensités à l’œuvre, ce que cela fait vibrer dans le champ présent. Il y a là une exigence heuristique plutôt qu’herméneutique : ne pas tout de suite interpréter selon un code préexistant, mais laisser émerger du sens inédit en suivant les frictions, les écarts, les surgissements. C’est un mode de pensée qui “ne subsume pas, n’explique pas trop vite, n’impose pas un langage sur ce qui n’a pas encore trouvé le sien”. En somme, un effort pour rester au plus près du Protokin, c’est-à-dire de la genèse inachevée du sens dans le présent.
En proposant le Protokin, nous n’avons pas introduit un concept de plus dans l’arsenal philosophique, mais tenté de dégager la condition de possibilité vivante de tout concept. Le Protokin se présente comme un concept limite, fragile mais fertile, visant à penser ce qui, dans chaque forme, reste informe et continue de la travailler. Il ne prétend pas offrir une explication totale du réel (ce serait retomber dans une métaphysique dogmatique), mais plutôt un appareil critique pour questionner nos habitudes de pensée. En ce sens, on peut le considérer comme une méta-logique de l’émergence expressive. Là où les ontologies figées cherchent l’être ultime ou la structure stable, la méta-logique protokinienne s’intéresse aux passages, aux seuils, aux devenirs. Elle n’oppose pas un chaos à un cosmos, mais décrit un cosmos en perpétuel accouchement de lui-même. Penser le Protokin, c’est se placer au ras du mouvement créateur, là où les catégories usuelles vacillent encore. Cela implique aussi une certaine humilité : « Le Protokin est un générateur de questions, un appareil d’atténuation des certitudes », qui invite à « penser sans découper ». Plutôt qu’un nouveau système, c’est un champ d’expérience que ce concept ouvre.
En guise d’illustration finale, on pourrait dire que la pensée protokinienne revient à habiter le monde comme une modulation continue d’apparitions transitoires. C’est un art de vivre sans prise, ou du moins sans prétention de prise totale – « un art de vivre sans saisie », acceptant le flottement dans l’expérience sans pour autant fuir le réel. Cette attitude consiste à cultiver le frémissement plutôt que la rigidité, à accueillir la part d’inconnu qui palpite au cœur du connu. Le Protokin nous rappelle ainsi que la vie se cherche à travers nous, sans jamais se refermer sur une forme définitive. Il y a toujours, en deçà de nos gestes les plus routiniers et de nos mots les plus établis, la vibration d’un chant du corps primitif – cette part d’enfance du monde en nous, qui fait que rien n’est jamais complètement joué d’avance. Replacer cette vibration au centre de notre réflexion, c’est peut-être retrouver un sens du possible là où le discours dominant ne voit que l’achevé ou le nécessaire. En ce sens profondément critique et émancipateur, le Protokin s’offre comme un outil conceptuel pour « recommencer à gester » – c’est-à-dire pour penser et agir au plus près de la source vive, là où de nouvelles formes de vie, de pensée et de société peuvent émerger.
En définitive, la notion de Protokin nous conduit à refuser les fausses alternatives (matière vs esprit, individu vs collectif, nature vs culture, etc.) et à penser l’entre-deux, l’avant-coup, le milieu. Elle nous place devant nos responsabilités expressives : chaque geste, chaque idée participe d’un champ plus vaste et engage une ontogenèse. Plutôt qu’une ontologie figée, nous héritons alors d’une tâche infinie : accompagner les différenciations du réel, sans prétendre les clore. Le Protokin n’est peut-être qu’un nom – mais un nom pour ce silence vibrant d’où naissent tous les autres.
Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, 1964 (individuation transductive, préindividuel).
Gilles Deleuze, Différence et répétition, 1968 (métaphysique du devenir, virtualité).
Henri Bergson, L’Évolution créatrice, 1907 (élan vital, durée créatrice).
Francisco Varela, Evan Thompson, Eleanor Rosch, The Embodied Mind, 1991 (énaction, cognition incarnée).
Bernard Stiegler, La Technique et le Temps, 1994 (mémoire technique, épiphylogenèse).
William James, Essais d’empirisme radical, 1912 (continuum de l’expérience, critique du substantialisme).
Nick Land, Fanged Noumena: Collected Writings 1987–2007, éd. 2011 (accélération, critique du sujet humaniste).
Erin Manning, Always More Than One: Individuation’s Dance, 2013 (philosophie du mouvement, du geste).
Erin Manning & Brian Massumi, Thought in the Act, 2014 (prolongement contemporain de l’idée d’un pré-accueil du sens).