La pensée protokinienne s’inscrit dans une lignée de critiques adressées aux oppositions figées qui prétendent organiser le réel, mais qui en trahissent le mouvement. Comme l’avait vu Henri Bergson, il existe des « faux problèmes » qui naissent d’un découpage inadéquat. Ses analyses des paradoxes de Zénon montrent que ces apories ne viennent pas du réel mais de la tendance de l’intelligence à « spatialiser » le temps, le transformant en une série d’instants immobiles.
De même, la dialectique hégélienne, en organisant le devenir comme succession de négations et de synthèses prédéterminées, fige en réalité le dynamisme vital dans une mécanique abstraite : elle est, écrit Bergson, « l’exemple par excellence de l’illusoire médiation et du faux mouvement ».
Dans la perspective protokinienne, la tâche est donc de redonner la priorité au geste vivant, expression de la durée créatrice, sur toute tentative de découper le réel en oppositions abstraites.
Gaston Bachelard prolonge cette vigilance. Dans Le nouvel esprit scientifique (1934), il insiste sur la nécessité d’une « vigilance épistémologique » : la science ne progresse pas par accumulation mais par ruptures conceptuelles, qui brisent les illusions premières et les fausses évidences. Tout chiffre, toute mesure, dès qu’elle est posée, risque de se transformer en ordonnance normative.
La science authentique consiste à rouvrir sans cesse le champ de l’expérience en refusant de confondre la description et la prescription. Le Protokin reprend ce geste critique : observer, mesurer et décrire ne doivent pas immédiatement se figer en dualismes ou en lois universelles.
L’anthropologie de Philippe Descola confirme le caractère situé de ces oppositions. Dans Par-delà nature et culture (2005), il démontre que le dualisme nature/culture, central dans l’Occident moderne, n’a rien d’universel. Les sociétés animistes et totémiques « ignorent à peu près cette distinction » en attribuant une intériorité aux non-humains ou en établissant des continuités entre espèces.
Ce que nous tenons pour une opposition fondamentale n’est en réalité qu’une ontologie particulière – le naturalisme – parmi d’autres.
Le Protokin intègre ce constat : il n’y a pas de nature d’un côté et de culture de l’autre, mais un champ de variations thimiques et de gestes qui se stabilisent en organons sociaux ou techniques.
Enfin, Bernard Stiegler a montré, dans La technique et le temps. 1. La faute d’Épiméthée (1994/2018), que la philosophie occidentale s’est construite sur le mythe d’un défaut originaire. L’oubli d’Épiméthée, qui laisse l’homme nu, condamnerait ce dernier à compenser son manque par la technique. Stiegler relit ce mythe comme la structure constitutive de l’hominisation : l’homme n’a pas de nature propre, il est technique dès l’origine.
Le Protokin partage le constat que la technique est co-originaire de l’humain, mais refuse la logique du « défaut ». Plutôt qu’un manque à combler, il y a un excès de flux thimique qui s’organise en gestes, dont la technique est une expression.
Ces critiques convergent : Bergson, Bachelard, Descola et Stiegler invitent à dépasser les dualismes stériles. Le Protokin hérite de cette vigilance et la radicalise : il affirme que le corps n’est pas premier, que l’esprit n’est pas séparé, que la technique n’est pas un supplément.
Ce qui précède, c’est le geste vivant, dans son intensité thimique, toujours en excès par rapport aux découpages conceptuels.
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Pour prolonger cette critique des faux problèmes, il est nécessaire d’examiner le langage lui-même, car c’est souvent par lui que les oppositions se figent.
Roland Barthes distingue ainsi le langage formalisé et l’écriture littéraire.
Dans un dialogue avec Charbonnier, il remarque que le mot « sens » n’a pas la même valeur dans un discours scientifique et dans une œuvre littéraire.
Le signe algorithmique de la science vise la communication univoque et la formalisation. À l’inverse, l’écriture littéraire entretient une polysémie vivante, elle construit notre rapport au monde et aux autres.
Charbonnier va jusqu’à dire :
> « La vocation de la littérature est d'envahir le domaine scientifique jusqu'à l'endroit même où le mathématicien saisira le matériau. »
Pour Barthes, réduire le langage à la seule fonction de communication, c’est oublier cette puissance créatrice.
Le Protokin adopte ce constat : la rigidification du langage est ce qui transforme les gestes vivants en catégories fixes.
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Très souvent, on entend dire que la philosophie est la science des sciences.
Non, non et non.
La philosophie n’est pas une science au sens strict.
Elle ne produit pas de lois falsifiables, et elle n’est pas non plus au sommet d’une pyramide de savoirs, comme une science première qui jugerait et organiserait toutes les autres — une vision héritée d’Aristote et d’un certain idéalisme.
Le Protokin voit la philosophie autrement : comme le discours général sur les discours scientifiques.
Elle ne cherche pas à dominer, mais à relier, questionner et critiquer.
Elle observe la manière dont chaque science construit ses objets, formule ses hypothèses et produit des conséquences dans le monde.
Elle se penche sur la cohérence, les méthodes, les valeurs implicites et les effets des savoirs sur nos existences et nos collectifs.
Science des sciences → vision verticale, avec la philosophie comme tribunal suprême.
Discours général des discours scientifiques → vision horizontale, la philosophie comme espace réflexif, au cœur d’un réseau, qui met en dialogue et en tension les savoirs sans les hiérarchiser.
C’est pour cela que je lis de la philosophie :
non pas pour accumuler des doctrines ou trouver une vérité ultime, mais pour affûter l’attention critique, pour comprendre comment les discours se construisent et s’influencent mutuellement.
Même le mot philosophie n’a pas de sens en dehors de cette attention réflexive.
Il n’est pas une essence fixe, ni une tradition à répéter.
Il désigne simplement un geste vivant, une vigilance qui scrute les discours, leurs forces et leurs limites.
Sans ce geste, la philosophie n’est qu’un mot vide, un label culturel.
Avec ce geste, elle devient une pratique créatrice, reliée aux sciences, aux techniques et aux gestes quotidiens.
Le Protokin, en affirmant que le geste précède le corps, doit également revenir sur l’histoire conceptuelle du désir et des affects. Car ce qui se joue dans l’orientation de l’énergie vitale – ce que nous appelons variations thimiques et libidos – a été pensé depuis l’Antiquité dans des registres qui oscillent entre la physiologie et la métaphysique. Une archéologie du désir permet de situer le Protokin à la croisée de ces héritages tout en critiquant leurs insuffisances.
Dans la Grèce classique, le terme ἐπιθυμία (epithymía) désigne l’élan vital, le mouvement du vivant vers ce qui lui manque. Chez Platon, dans La République et le Phèdre, l’epithymía est l’une des trois parties de l’âme, associée aux appétits, qu’il oppose au thymos (courage) et au logos (raison). Déjà, un dualisme se dessine : le désir est relégué du côté des appétits corporels, alors que le logos incarne la mesure et la vérité. Aristote prolonge cette structuration en faisant du désir la cause motrice de l’action, mais toujours subordonnée à la raison pratique (Éthique à Nicomaque). Ce premier moment installe durablement une opposition entre désir corporel et rationalité normative.
Avec Rome et la traduction latine, l’ἐπιθυμία devient libido. Le terme change de statut : il ne désigne plus seulement l’appétit vital, mais acquiert une coloration morale et parfois péjorative. Dans la tradition chrétienne, la libido devient synonyme de concupiscence : le désir est soupçonné de démesure et doit être maîtrisé. Ce glissement marque une étape décisive : ce qui relevait d’un geste vital est désormais perçu comme une faute possible. C’est à cette sédimentation que le Protokin s’oppose, en rappelant que les libidos sont des forces d’orientation du geste, non des péchés à redresser.
La pensée de Spinoza rompt avec ce schéma. Dans l’Éthique (1677), il définit le conatus comme l’effort par lequel chaque être s’efforce de persévérer dans son être. Le désir (cupiditas) n’est pas un manque, mais l’expression même de ce conatus, et les affects (joie, tristesse) sont des variations de la puissance d’agir. Ici, la vie affective n’est plus secondaire : elle est constitutive de la rationalité elle-même. Cette vision annonce déjà la perspective protokinienne : les affects sont des modulations thimiques, qui orientent le geste vivant avant toute séparation entre corps et esprit.
Plus près de nous, William James et la tradition pragmatiste réinscrivent le désir dans le flux de l’expérience. Dans The Principles of Psychology (1890) et The Varieties of Religious Experience (1902), James insiste sur le caractère dynamique et pluriel des états de conscience : ce sont des « courants » (streams) plutôt que des entités figées. Le désir n’est pas une essence, mais une manière de s’orienter dans l’expérience, toujours située. Le Protokin reprend cette idée, mais en radicalisant le point de vue processuel : ce ne sont pas seulement les états de conscience qui sont des flux, mais les gestes eux-mêmes, dans leur dimension pré-subjective et physiologique.
Ainsi, l’archéologie du désir montre comment une force vitale (ἐπιθυμία) a été progressivement moralement encadrée (libido), puis réinscrite dans une philosophie de la puissance (Spinoza) et enfin pensée comme expérience située (James). Le Protokin hérite de ces lectures mais en tire une conclusion nouvelle : le désir n’est pas manque, ni faute, ni simple orientation psychologique. Il est le nom que l’on a donné à des variations thimiques orientées par les libidos, c’est-à-dire à l’émergence gestuelle elle-même.
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Références (APA)
Aristote. (1990). Éthique à Nicomaque (trad. R. Bodéüs). Paris: GF-Flammarion.
James, W. (2010). Le pragmatisme (éd. GF-Flammarion). Paris: Le Monde/GF. (Ouvrage original publié en 1907).
James, W. (1985). The Varieties of Religious Experience. Cambridge: Harvard University Press. (Ouvrage original publié en 1902).
James, W. (1981). The Principles of Psychology. Cambridge: Harvard University Press. (Ouvrage original publié en 1890).
Platon. (1993). La République (trad. G. Leroux). Paris: GF-Flammarion.
Platon. (1990). Phèdre (trad. L. Brisson). Paris: GF-Flammarion.
Spinoza, B. (1965). Éthique (trad. B. Pautrat). Paris: Seuil.
Corpus Protokin (2023–2025). Introduction – De l’ἐπιθυμία grecque à la libido latine ; Les libidos du Protokin – intensités situées, gestes vivants.
Le Protokin se définit d’abord par une ontologie du geste : il affirme que le geste précède le corps. Autrement dit, ce que nous appelons « corps » n’est pas une substance préexistante qui produirait ensuite des actions, mais une stabilisation progressive de flux et de tensions gestuelles. Pour penser cela, il est nécessaire d’introduire la notion de champ protokinien : un plan d’immanence où s’expriment les variations vitales avant toute fixation en organes, organons ou structures sociales.
Le champ protokinien peut être comparé à ce que Gilbert Simondon appelait le « préindividuel » (L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, 1958) : un réservoir d’énergie métastable, riche en potentiels, dont l’individuation n’est qu’une actualisation partielle. Mais là où Simondon insiste sur la tension entre forme et information, le Protokin met l’accent sur le geste comme modulation concrète de ces potentiels. Le champ n’est pas un arrière-plan neutre : il est un milieu intensif où circulent des flux thermodynamiques, affectifs et rythmiques.
Dans cette perspective, on peut distinguer trois régimes d’inscription :
1. Le protokinien : régime des intensités pures, où les variations thimiques (chaleur, souffle, tonus) ne sont pas encore orientées. C’est le plan de l’excès vital, proche de ce que Bergson appelait la durée pure (1907), ou de ce que Varela et Thompson décrivent comme la base incarnée de la cognition (The Embodied Mind, 1993).
2. Le protokinésique : régime du geste naissant, où les intensités s’orientent en esquisses d’action. Ici, les libidos commencent à donner une direction : sentir, imaginer, savoir, organiser. Le geste n’est pas encore inscrit, mais il est déjà orienté.
3. La protokenésie : régime de stabilisation, où les gestes s’inscrivent dans des structures durables : habitudes corporelles, outils techniques, récits symboliques. La protokenésie correspond à ce que Stiegler (1994/2018) appelle la « mémoire technique », mais pensée sans la logique de la faute : elle est l’aboutissement naturel de la modulation gestuelle.
Ces trois régimes ne sont pas successifs mais coexistent : toute action humaine contient un excès protokinien, une orientation protokinésique et une stabilisation protokenésique. Ainsi, lever la main pour saluer quelqu’un engage à la fois une variation thimique (le tonus du corps), une orientation libidinale (désir de communication), et une inscription culturelle (la convention du salut).
La notion de champ protokinien permet donc d’unifier différentes approches. Elle dialogue avec la thermodynamique des systèmes loin de l’équilibre (Prigogine, 1977), avec la cybernétique de Wiener (1948/2016), mais aussi avec l’anthropologie de Descola (2005) qui insiste sur les différentes manières de relier humains et non-humains. Elle ouvre la possibilité d’une véritable physiologie processuelle : une science du geste comme modulation énergétique et symbolique, qui ne réduit ni au corps biologique, ni au sujet psychologique, ni à la structure sociale.
Au cœur du Protokin se trouve la notion de thymos, entendue comme l’ensemble des variations affectives et corporelles qui précèdent toute représentation. Là où la psychologie classique distingue les émotions et les sentiments, et où la philosophie parle d’affects ou de passions, le Protokin désigne par variations thimiques le flux continu de chaleur, de souffle, de tonus et de rythmes qui anime le vivant. Ces variations ne sont pas seulement des états internes : elles constituent la base énergétique de tout geste.
La référence au thymos grec est ici essentielle. Chez Homère et Platon, le thymos désigne la force vitale, le siège du courage et des élans du cœur, distinct de l’epithymía (désir) et du logos (raison). Dans le cadre protokinien, il n’est pas conçu comme une partie de l’âme, mais comme une matière énergétique vivante, toujours excédentaire, qui se module en intensités affectives. Ce choix vise à rompre avec la séparation entre « corps » et « esprit » : avant la distinction psychologique, il y a un flux physiologique, un excès d’énergie sensible.
Les neurosciences contemporaines confirment cette intuition. Antonio Damasio, dans L’erreur de Descartes (1994), a montré que l’émotion est d’abord une modification corporelle mesurable (rythme cardiaque, sécrétions hormonales, variations respiratoires). Le sentiment est la conscience de cette modification. Les affects sont donc corporels avant d’être mentaux. De même, Lisa Feldman Barrett (2017) décrit le core affect comme une combinaison de deux gradients fondamentaux – valence (plaisir/déplaisir) et activation (calme/excitation) – qui structurent notre expérience affective. Ces deux axes peuvent être interprétés comme des coordonnées thimiques, analogues à des variables thermodynamiques (pression, température) qui décrivent l’état d’un système.
Du point de vue des sciences du vivant, le thymos peut aussi se comprendre comme une forme de métastabilité énergétique. Les travaux de Prigogine sur les structures dissipatives (1977) ont montré que les systèmes vivants se maintiennent loin de l’équilibre en captant et en dissipant de l’énergie. Dans cette perspective, une humeur est comparable à un vortex énergétique : elle traduit la manière dont l’organisme stabilise provisoirement un flux d’énergie. Le principe d’énergie libre de Karl Friston (2010) prolonge cette idée : le cerveau cherche en permanence à réduire l’incertitude en minimisant l’écart entre prédictions et signaux corporels. Une humeur instable correspond à une augmentation de l’énergie libre, tandis qu’une humeur apaisée marque une stabilisation du système.
Les variations thimiques doivent donc être comprises comme des événements physiologiques premiers, pré-subjectifs et pré-individuels. Elles ne sont ni des représentations mentales, ni des simples « réactions » mécaniques. Elles sont le matériau même de l’individuation, la texture de l’expérience vivante. Dans le langage de Simondon (1958), elles correspondent au préindividuel : ce champ de potentiels qui cherche à s’actualiser. Dans le vocabulaire du Protokin, elles sont la trame énergétique du geste : ce qui précède son orientation (libido) et sa stabilisation (protokenésie).
Ainsi, le thymos désigne le plan du vivant où le corps et l’esprit ne sont pas encore séparés. Les variations thimiques sont la physiologie de l’émergence : elles donnent au geste sa matière première, son intensité et sa temporalité. Reconnaître leur primauté, c’est réhabiliter l’affect comme fondement du geste humain, en continuité avec le corps animal, mais aussi en ouverture vers des formes culturelles et symboliques.
L’histoire du vivant ne peut pas être pensée uniquement en termes d’évolution biologique. Elle doit être comprise comme une série de modulations gestuelles qui transforment les possibilités d’action. La libération progressive des mains et de la bouche constitue, à cet égard, un moment pivot dans l’anthropogenèse : elle ouvre la voie à l’outil, au langage et à la culture symbolique.
L’anthropologie des techniques a montré que la station debout et la bipédie ont libéré les mains de leur fonction locomotrice, les rendant disponibles pour la préhension et la manipulation d’objets (Leroi-Gourhan, 1964). Cette libération n’est pas seulement mécanique : elle a transformé le rapport de l’humain à son environnement, permettant la fabrication d’outils, la transmission de savoir-faire et la constitution d’un monde technique. Dans la perspective protokinienne, il s’agit d’un changement d’orientation des variations thimiques : les flux corporels qui, auparavant, servaient à maintenir l’équilibre locomoteur, se réorganisent pour stabiliser des gestes de saisie, de coupe, de frappe. La main devient ainsi un organon protokinésique : un vecteur de transformation du geste en technique.
La bouche a suivi une trajectoire analogue. Chez les premiers hominidés, la transformation de la mâchoire et la réduction de la puissance masticatoire, liée à la cuisson des aliments, ont progressivement libéré l’appareil buccal pour d’autres usages (Wrangham, 2009). La bouche, moins centrée sur la survie alimentaire, a pu devenir un organe du souffle et de la voix. Leroi-Gourhan (1964) a montré que cette libération était décisive pour l’émergence du langage articulé : la parole n’est pas un simple ajout symbolique, mais le prolongement d’un geste physiologique rendu possible par la transformation des besoins alimentaires.
Ces deux libérations sont inséparables. La main et la bouche, organes de la préhension et de la phonation, se complètent : l’une saisit le monde matériel, l’autre saisit le monde symbolique. Elles traduisent toutes deux un même processus : la protokenésie du geste vital en organes techniques et langagiers. Ce moment anthropologique confirme la thèse protokinienne : ce n’est pas le « corps » comme entité donnée qui produit des gestes, mais le geste qui, en se stabilisant, produit des organes et des fonctions.
Le contraste avec la tradition stieglerienne est éclairant. Dans La technique et le temps (1994/2018), Bernard Stiegler interprète l’invention technique comme une compensation d’un défaut originaire : l’homme, privé d’attributs naturels, aurait dû inventer des prothèses pour survivre. Le Protokin renverse ce récit. Il n’y a pas de manque, mais un excès thimique qui, en se redistribuant, libère de nouveaux gestes. La main et la bouche ne compensent rien : elles sont des cristallisations de gestes, rendues possibles par des réagencements physiologiques et énergétiques.
Ce pivot anthropologique permet aussi d’éclairer la naissance de la mémoire externe. La main et la bouche deviennent des vecteurs de protokenésie : l’outil conserve le geste, le langage conserve l’expérience. L’humain se définit alors non par une rupture avec la nature, mais par une capacité à inscrire son geste dans des supports techniques et symboliques. C’est ce processus qui ouvre la voie à l’histoire, à la culture et à l’individuation collective.
Ainsi, la libération des mains et de la bouche marque une étape décisive dans la physiologie protokinienne. Elle illustre comment les variations thimiques, orientées et redistribuées, produisent des transformations anthropologiques irréversibles. Elle confirme aussi que le geste, et non le corps comme substance, constitue la véritable unité du vivant.
Si le champ protokinien désigne le flux intensif des variations thimiques, il est nécessaire d’expliquer comment ce flux s’oriente et se structure. Le concept d’attention protokinienne permet de rendre compte de cette orientation première, avant même l’organisation stabilisée des libidos. Contrairement à la psychologie cognitive classique, qui définit l’attention comme un mécanisme de sélection de l’information par le cerveau, le Protokin la conçoit comme un geste d’ouverture au monde, enraciné dans le corps vivant.
1. L’attention comme geste incarné
Les recherches contemporaines en sciences cognitives confirment cette intuition. Francisco Varela et ses collègues (1993) ont montré, dans The Embodied Mind, que la cognition n’est pas la représentation interne d’un monde externe, mais un couplage structurel entre organisme et milieu. L’attention est donc inséparable du geste corporel : tourner la tête, ajuster la respiration, modifier son tonus musculaire sont autant de manières d’orienter l’ouverture au monde. Dans cette perspective, l’attention n’est pas une fonction mentale secondaire, mais une variation thimique orientée.
Les neurosciences de l’attention confirment cette dimension incarnée. Michael Posner (1990) distingue trois réseaux attentionnels : alerte, orientation et contrôle exécutif. Mais même ces réseaux cérébraux sont toujours activés par des modifications corporelles : posture, rythme cardiaque, respiration. Comme l’ont montré Antonio Damasio (1994) et Lisa Feldman Barrett (2017), le fond affectif d’un individu détermine sa capacité attentionnelle. Autrement dit, toute attention est enracinée dans un état thimique : l’on ne « choisit » pas d’être attentif indépendamment de son corps, on est attentif parce que son corps s’oriente.
2. Les deux pôles de l’attention protokinienne
Le Protokin distingue deux pôles fondamentaux de l’attention, selon la nature de l’objet préhendé :
Attention vers l’organique : elle s’oriente vers le vivant, autrui, les relations intercorporelles. Elle est liée à la résonance, à l’empathie, au « care » (De Waal, 2013). Ici, les variations thimiques trouvent une stabilisation dans la reconnaissance affective d’un autre corps.
Attention vers l’inorganique : elle s’oriente vers l’outil, le signe, la structure. C’est l’attention qui capte un outil technique, un objet mathématique, une règle de langage. Ici, le geste s’ouvre au monde des organons.
Ces deux pôles ne sont pas exclusifs mais coexistent dans chaque geste. Par exemple, écrire une lettre mobilise à la fois une attention organique (penser au destinataire, imaginer ses réactions) et une attention inorganique (suivre les règles d’écriture, manipuler un stylo).
3. Temporalité de l’attention
L’attention protokinienne se déploie dans une temporalité complexe. Elle peut être :
Instantanée (kairos) : une ouverture immédiate, un geste vif, comme lorsqu’on détourne brusquement les yeux vers un bruit inattendu.
Continue (durée) : une orientation prolongée, stabilisée dans le temps, comme lorsqu’on suit une recherche scientifique ou une conversation intime.
Cette articulation entre instantané et continu renvoie directement à la philosophie de la durée de Bergson (1907), mais reformulée en termes physiologiques : l’attention est une modulation du flux thimique qui s’inscrit dans le temps.
4. Le rôle critique des attentions protokiniennes
Parce qu’elles précèdent la stabilisation libidinale, les attentions protokiniennes jouent un rôle critique : elles ouvrent le champ des possibles avant que les libidos ne les orientent vers des objets déterminés. Elles sont donc le lieu de la plasticité du vivant. Mais elles peuvent aussi être captées, détournées, rigidifiées. Les dispositifs techniques contemporains (algorithmes, réseaux sociaux) exploitent cette ouverture première en la saturant d’objets. Comme l’a montré Stiegler (2018), la prolétarisation attentionnelle consiste précisément à court-circuiter l’attention protokinienne en l’enfermant dans des circuits artificiels.
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L’attention protokinienne est une variation thimique orientée : elle constitue le premier geste par lequel le vivant s’ouvre au monde, avant toute représentation. En distinguant ses deux pôles (organique et inorganique) et ses deux temporalités (instant et durée), le Protokin propose une physiologie élargie de l’attention, qui dépasse les modèles psychologiques classiques. Cette approche permet aussi de comprendre les enjeux politiques et techniques contemporains : l’attention est le lieu où se joue la possibilité de maintenir le geste vivant ou de le réduire à une capture.
L’attention protokinienne désigne le premier geste d’ouverture du vivant vers le monde. Mais cette ouverture ne demeure pas indéterminée : elle s’oriente selon des forces spécifiques, que le Protokin appelle libidos. Loin de réduire la notion à sa connotation freudienne, les libidos protokiniennes sont définies comme des tendances fondamentales du vivant à ordonner ses variations thimiques. Elles ne sont pas des pulsions abstraites, mais des modes d’orientation du geste.
1. Généalogie du concept de libido
Historiquement, le terme de libido provient du latin, où il désigne un désir, une inclination. Avec la tradition chrétienne, il a acquis une dimension morale et négative, associée à la concupiscence. Freud l’a ensuite repris pour désigner l’énergie psychique des pulsions sexuelles, avant de l’étendre aux pulsions de vie et de mort. Le Protokin se distingue de cette histoire en réinscrivant la libido dans une physiologie du geste : elle n’est ni faute morale, ni simple pulsion sexuelle, mais force d’orientation vitale.
2. Les cinq libidos protokiniennes
Le Protokin distingue cinq formes de libido, correspondant à cinq régimes d’orientation :
Libido vivendi : désir de vivre, de se maintenir, d’entrer en relation. Elle oriente les gestes vers la survie et la continuité.
Libido sentiendi : désir de sentir, d’éprouver, de résonner. Elle ouvre le vivant à l’affect, à la tonalité corporelle, aux nuances sensibles.
Libido imaginandi : désir de figurer, de produire des images, des symboles, des récits. Elle oriente les gestes vers l’invention de mondes possibles.
Libido sciendi : désir de savoir, d’explorer, de comprendre. Elle pousse à stabiliser les flux en hypothèses, en règles, en schèmes explicatifs.
Libido rationi : désir d’ordonner, de structurer, de normer. Elle oriente les gestes vers la catégorisation, la règle, la loi.
Ces libidos ne sont pas hiérarchisées mais coexistent dans chaque geste. Lever les yeux vers le ciel, par exemple, engage la libido sentiendi (éprouver la lumière), la libido sciendi (chercher à comprendre l’astronomie), et la libido imaginandi (projeter des mythes).
3. Libidos et objets préhendés
L’orientation libidinale dépend aussi de l’objet préhendé. Le Protokin distingue deux grandes classes :
Quand l’attention se porte vers l’organique, les libidos vivendi et sentiendi dominent. Le geste s’oriente vers l’autre vivant, l’empathie, le care (De Waal, 2013).
Quand l’attention se porte vers l’inorganique, ce sont les libidos sciendi et rationi qui dominent. Le geste s’oriente vers l’outil, le langage, la structure.
La libido imaginandi joue le rôle de médiation : elle permet de créer des images qui relient l’organique et l’inorganique, le sensible et le symbolique.
4. Les libidos comme structuration du champ protokinien
En termes processuels, les libidos sont des vecteurs de stabilisation du champ protokinien. Elles transforment les variations thimiques en directions, elles organisent l’excès en gestes situés. Là où le thymos déborde, les libidos tracent des voies. Elles jouent donc un rôle analogue aux « attracteurs » dans la théorie des systèmes dynamiques (Prigogine, 1977) : elles orientent les flux vers des formes récurrentes, sans jamais les déterminer absolument.
5. Critique et potentialités
Toutefois, les libidos ne sont pas neutres. En orientant, elles risquent de figer. C’est ce qu’on observe avec les biais cognitifs : la libido sciendi (désir de savoir) peut conduire au biais de confirmation ; la libido rationi (désir d’ordonner) peut produire des rigidités dogmatiques. L’attention protokinienne est alors captée, enfermée dans une protokenésie trop rapide. Le rôle critique du Protokin est de rappeler que les libidos sont des forces vivantes, non des essences : elles doivent rester plastiques, ouvertes, capables de se réajuster.
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Conclusion du chapitre
Les libidos protokiniennes décrivent les orientations fondamentales du geste vivant. Elles ne sont pas des entités psychiques séparées, mais des tendances physiologiques et symboliques qui organisent le flux thimique. En distinguant vivendi, sentiendi, imaginandi, sciendi et rationi, le Protokin fournit une cartographie de nos manières d’habiter le monde. Cette cartographie ne vise pas à réduire la complexité, mais à reconnaître la multiplicité des directions que prend le geste, entre ouverture sensible, invention d’images, recherche de savoir et construction de règles.
La psychologie contemporaine a largement montré que le jugement humain est traversé par des biais cognitifs : écarts systématiques par rapport aux modèles normatifs de rationalité. Depuis les travaux pionniers de Daniel Kahneman et Amos Tversky (1974, 1979), ces biais sont décrits comme le produit d’heuristiques rapides qui orientent nos décisions. Mais ce vocabulaire, issu de l’économie comportementale, les réduit souvent à des « erreurs » de raisonnement par rapport à une rationalité idéale. Le Protokin propose de renverser cette perspective : les biais cognitifs doivent être compris non comme des défauts, mais comme des gestes d’orientation libidinale, des stabilisations rapides qui traduisent la manière dont le vivant organise l’excès thimique.
1. Biais et rationalité située
Pour Kahneman (2011), l’esprit fonctionne selon deux systèmes : un système rapide, intuitif et biaisé, et un système lent, réfléchi et rationnel. Mais comme l’a montré Gerd Gigerenzer (2000), ces heuristiques ne sont pas irrationnelles : elles sont des stratégies adaptatives, rapides et frugales (fast and frugal heuristics), qui fonctionnent dans des contextes réels. Le Protokin prolonge ce déplacement : il n’y a pas de raison pure en surplomb, seulement des orientations vitales. Les biais sont des protokenésies immédiates : ils permettent d’agir malgré l’incertitude, en réduisant provisoirement l’excès de flux thimique.
2. Biais et libidos protokiniennes
Chaque biais peut être rattaché à une orientation libidinale spécifique :
Libido sciendi (désir de savoir) → biais de confirmation (sélection des preuves qui confirment une hypothèse), biais de disponibilité (préférence pour l’information immédiatement accessible).
Libido rationi (désir d’ordonner) → biais d’autorité (soumission à une hiérarchie), effet de cadrage (framing effect, Tversky & Kahneman, 1981).
Libido imaginandi (désir de figurer) → biais narratif (invention d’une cohérence à partir de faits dispersés), biais de projection (croire que nos états présents dureront).
Libido sentiendi (désir d’éprouver) → biais affectif (jugement influencé par l’humeur), effet halo (une impression globale colore l’évaluation).
Libido vivendi (désir de vivre ensemble) → biais de conformisme (expériences d’Asch, 1956), biais de statu quo (préférence pour l’habitude).
Ces biais ne sont donc pas des « erreurs », mais des symptômes du vivant : chaque libido, en orientant, réduit l’incertitude et produit un ordre provisoire.
3. Fonction vitale des biais
Dans le langage protokinien, les biais sont des gestes de stabilisation. Ils traduisent la tension constitutive entre :
le thymos (variations thimiques excédentaires, instables),
les libidos (forces orientantes qui cherchent à donner une direction).
Les biais jouent le rôle de raccourcis énergétiques : ils condensent l’excès dans une forme immédiatement opératoire. Cette lecture rejoint le principe d’énergie libre de Karl Friston (2010) : le cerveau minimise l’incertitude en réduisant l’écart entre ses prédictions et ses perceptions. Un biais correspond à une minimisation rapide, souvent suffisante pour agir, mais parfois au prix de rigidités.
4. Limites et captations
Le danger survient lorsque les biais deviennent des protokenésies figées. Trop de stabilisation entraîne dogmatisme et rigidité ; trop peu entraîne dispersion. C’est ici que la vigilance épistémologique de Bachelard (1934/2020) garde toute sa pertinence : il faut savoir « déprotokeniser » les biais, rouvrir le champ gestuel pour maintenir la vitalité du savoir.
Les technologies contemporaines accentuent ce problème. Les algorithmes exploitent et amplifient nos biais (effet de confirmation sur les réseaux sociaux, biais de disponibilité dans les flux médiatiques). Comme l’a montré Bernard Stiegler (2018), cette exploitation conduit à une prolétarisation attentionnelle, où l’ouverture vivante est saturée par des orientations artificiellement imposées.
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Conclusion du chapitre
Les biais cognitifs ne sont pas des anomalies, mais des orientations libidinales qui traduisent la manière dont le vivant stabilise son excès. Comprendre les biais comme des gestes vitaux permet de sortir d’une logique déficitaire : ils révèlent l’imbrication du thymos (flux affectif) et des libidos (forces orientantes). La critique protokinienne ne consiste pas à les supprimer, mais à maintenir leur plasticité, à rouvrir sans cesse la possibilité du geste.
La théorie de l’énaction, formulée par Francisco Varela avec Humberto Maturana et Evan Thompson (The Embodied Mind, 1993), constitue l’une des sources majeures du Protokin. Elle affirme que la cognition n’est pas une représentation interne du monde, mais une action incarnée : connaître, c’est agir dans un milieu en se transformant avec lui.
1. L’autopoïèse et le vivant comme système auto-organisé
Maturana et Varela (1980) ont défini la vie comme autopoïèse : un système se maintenant lui-même par la production et la régulation de ses propres processus. Un organisme n’est pas un récepteur passif d’informations mais un système auto-organisé, qui échange de l’énergie et de la matière avec son environnement tout en conservant son identité. Ce cadre rejoint directement la perspective protokinienne : le champ protokinien est un milieu intensif, où les variations thimiques ne se contentent pas de réagir mais s’auto-modulent pour persévérer.
2. L’émotion comme tonalité de base
Dans The Embodied Mind, Varela insiste sur le rôle fondateur des émotions : « L’émotion est la tonalité de base de la vie. La cognition est une modulation de cette tonalité » (Varela et al., 1993, p. 150). Autrement dit, il n’y a pas de pensée pure : tout acte cognitif est enraciné dans un état affectif, un fond thymique. Cette thèse résonne avec les travaux de Damasio (1994), qui montre que le sentiment est la conscience des modifications corporelles, et avec la théorie du core affect de Feldman Barrett (2017). Le Protokin reprend et radicalise ce constat : les variations thimiques sont la condition de possibilité de toute attention et de toute orientation libidinale.
3. Cognition incarnée et gestes protokiniens
L’énaction décrit la cognition comme un couplage structurel : l’organisme n’enregistre pas un monde déjà donné, il le fait émerger à travers ses gestes. La perception, la mémoire et l’action sont inséparables d’un corps en interaction constante avec son milieu. Cette approche permet de dépasser le dualisme sujet/objet et de penser le geste comme premier. Le Protokin formule cette idée en termes de régimes : le protokinien (flux intensif), le protokinésique (geste orienté), et la protokenésie (stabilisation en organes, outils, récits). Là où l’énaction souligne le caractère incarné de la cognition, le Protokin généralise ce schéma à tous les domaines du vivant : technique, langage, esthétique, politique.
4. Plasticité et conflictualité
L’énaction a également insisté sur la plasticité des systèmes vivants : ils se modifient sans cesse en fonction des perturbations. Mais elle tend parfois à insister sur la continuité harmonieuse du couplage. Le Protokin complète cette perspective en introduisant une dimension de conflictualité : les gestes ne s’ajustent pas toujours, ils peuvent entrer en tension, se figer, se détourner. C’est là qu’interviennent les libidos et les biais : ils orientent et stabilisent, mais aussi rigidifient. L’énaction donne donc au Protokin une base scientifique, mais celui-ci insiste sur l’excès thimique qui déborde toujours les régulations.
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Conclusion du chapitre
L’énaction confirme la thèse centrale du Protokin : la cognition est d’abord une action incarnée, enracinée dans des flux affectifs et gestuels. Mais le Protokin ajoute une précision essentielle : ces flux ne sont pas seulement auto-régulateurs, ils sont aussi excédentaires et conflictualisés. La cognition est donc le produit d’un geste vivant qui précède et déborde toute stabilisation organique ou symbolique.
La physiologie protokinienne repose sur l’idée que les variations thimiques sont premières : le geste vivant s’enracine dans des modulations corporelles avant toute représentation. Les neurosciences affectives, depuis trente ans, confirment cette thèse. Elles montrent que les émotions et les affects ne sont pas des épiphénomènes psychologiques, mais des processus corporels qui orientent la cognition et la mémoire.
1. Les marqueurs somatiques de Damasio
Dans L’erreur de Descartes (1994), Antonio Damasio critique le dualisme cartésien qui séparait la raison et le corps. Il montre que les décisions rationnelles s’appuient sur des marqueurs somatiques : modifications physiologiques (rythme cardiaque, respiration, hormones) qui signalent à l’organisme les conséquences affectives d’une option. Le sentiment n’est pas une idée abstraite mais la perception par le cerveau des changements corporels. Dans cette perspective, toute orientation cognitive s’enracine dans une variation thymique. Le Protokin retrouve ici son principe : l’affect n’est pas secondaire mais le matériau premier du geste.
2. Le core affect et la construction des émotions
Lisa Feldman Barrett (2017) prolonge cette approche avec sa théorie des émotions construites. Elle décrit le core affect comme un état corporel de base, structuré par deux dimensions : la valence (agréable/désagréable) et l’activation (calme/excitation). Ces gradients affectifs sont comparables à des grandeurs thermodynamiques : ils expriment la manière dont l’organisme se situe énergétiquement. Les émotions particulières (colère, joie, tristesse) ne sont pas innées mais résultent d’une interprétation culturelle de ces gradients. Le Protokin rejoint ce point : les variations thimiques sont premières, les catégories émotionnelles sont des protokenésies symboliques.
3. Mémoire et affect : Ranganath
Les travaux de Charan Ranganath (2023) sur la mémoire confirment ce lien entre affect et cognition. Il montre que les souvenirs ne sont pas de simples enregistrements neutres, mais des reconstructions influencées par l’émotion. L’hippocampe et l’amygdale interagissent pour renforcer la mémorisation des événements à forte charge affective. Ainsi, un souvenir marquant n’est pas stocké comme une donnée brute : il est orienté par le thymos, puis stabilisé en récit. Pour le Protokin, cela illustre parfaitement le passage du flux thimique à la protokenésie mémorielle.
4. Temporalité affective et prédiction
Les neurosciences actuelles insistent aussi sur la dimension prédictive du cerveau (Friston, 2010). L’affect n’est pas seulement mémoire du passé, il est aussi anticipation du futur : une humeur traduit une prévision corporelle, une estimation des conditions de viabilité. Le Protokin retrouve ici son articulation : le thymos est toujours temporalisation, excédent qui projette. Le soi/moi, loin d’être une substance, est une inscription temporelle affective (Damasio, 1999).
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Conclusion du chapitre
Les neurosciences affectives confirment que la cognition est enracinée dans le corps : les émotions sont des variations physiologiques, et la mémoire elle-même dépend de leur modulation. Le Protokin en tire une conséquence décisive : le geste ne procède pas d’une raison désincarnée, mais d’un thymos affectif qui oriente attention, mémoire et action. L’affect est la condition de possibilité de la pensée et de l’histoire.
L’une des ambitions du Protokin est de montrer que les processus psychiques et sociaux ne sont pas séparés des processus physiques, mais qu’ils relèvent tous de principes énergétiques communs. La thermodynamique et ses prolongements contemporains offrent un cadre conceptuel privilégié pour penser les variations thimiques comme des phénomènes énergétiques.
1. Thermodynamique du vivant : Prigogine
Ilya Prigogine a montré que la vie ne peut être comprise comme un système à l’équilibre. Dans La nouvelle alliance (1979), avec Isabelle Stengers, il décrit les organismes vivants comme des structures dissipatives : des systèmes qui se maintiennent en exportant de l’entropie vers leur environnement. Une cellule, un organisme ou une société se définissent ainsi par leur capacité à capter de l’énergie non dégradée et à la transformer. Le Protokin retrouve dans ce modèle une analogie directe avec les humeurs et les affects : une variation thymique est un état métastable, comparable à un vortex énergétique, qui ne peut durer qu’en transformant son environnement.
2. Le principe d’énergie libre : Friston
La modélisation proposée par Karl Friston (2010) reprend et formalise cette intuition. Selon lui, le cerveau est un système prédictif qui cherche en permanence à minimiser l’énergie libre, c’est-à-dire l’écart entre ses modèles internes et les signaux sensoriels. Une humeur instable correspond à une augmentation de l’énergie libre (incertitude, désajustement), tandis qu’un état apaisé correspond à une minimisation réussie. Le Protokin adopte ce principe mais l’élargit : ce n’est pas seulement le cerveau, mais l’ensemble du champ protokinien qui cherche à stabiliser ses flux excédentaires par des gestes.
3. Cybernétique et rétroaction : Wiener
La thermodynamique appliquée au vivant rejoint également la cybernétique formulée par Norbert Wiener (1948/2016). La cybernétique décrit les organismes et les machines comme des systèmes de rétroaction qui cherchent à maintenir leur équilibre malgré les perturbations. Mais là où Wiener tend à concevoir cette régulation comme un contrôle négatif (réduire les écarts), le Protokin insiste sur la dimension créatrice des instabilités : une variation thimique n’est pas seulement une perturbation à corriger, mais un excès qui peut engendrer de nouveaux gestes.
4. Plasticité et conflictualité énergétique
Les apports de Prigogine, Friston et Wiener convergent vers une vision du vivant comme système énergétique ouvert. Mais ils divergent sur l’interprétation de l’instabilité :
Pour Prigogine, elle est la condition de l’auto-organisation.
Pour Friston, elle est un écart à minimiser.
Pour Wiener, elle est une perturbation à réguler.
Le Protokin se situe dans une voie singulière : il affirme que l’instabilité est constitutive du geste. Les variations thimiques ne doivent pas être réduites trop vite (au risque de rigidité), ni laissées sans organisation (au risque de dissolution). Elles doivent être modulées par les libidos et les attentions, en maintenant une tension vivante entre excès et ordre.
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Conclusion du chapitre
La thermodynamique et la cybernétique offrent un cadre puissant pour comprendre le vivant comme système énergétique ouvert. Le Protokin reprend ces modèles mais en propose une lecture critique : l’instabilité n’est pas seulement un bruit à corriger, mais le milieu même du geste. L’énergie libre, loin d’être un défaut, est la source de l’émergence. Ainsi, la physiologie protokinienne peut être comprise comme une thermodynamique des affects, où les gestes sont les formes vivantes de la régulation énergétique.
L’anthropologie et l’éthologie constituent deux disciplines privilégiées pour interroger la continuité et la discontinuité entre l’humain et les autres vivants. Elles permettent de situer le Protokin dans une perspective comparée : ce qui distingue l’humain n’est pas une essence séparée, mais une modulation spécifique des gestes.
1. Dépasser l’opposition nature/culture : Descola
Philippe Descola, dans Par-delà nature et culture (2005), a montré que l’opposition nature/culture, centrale dans la modernité occidentale, est loin d’être universelle. D’autres ontologies – animisme, totémisme, analogisme – organisent autrement les rapports entre humains et non-humains. L’animisme, par exemple, attribue une intériorité humaine aux non-humains (animaux, plantes, esprits), tandis que le naturalisme occidental distingue radicalement intériorité humaine et physicalité non-humaine.
Pour le Protokin, cela confirme que les distinctions classiques (corps/esprit, nature/culture) sont des protokenésies culturelles, c’est-à-dire des stabilisations symboliques de gestes relationnels. Ce ne sont pas des vérités universelles mais des modes d’organisation situés. L’anthropologie montre ainsi que les gestes vivants peuvent être orientés et stabilisés de multiples manières.
2. L’éthologie de la résonance affective : De Waal
Frans de Waal, dans Le bonobo, Dieu et nous (2013), insiste sur la continuité affective entre humains et grands singes. L’empathie, le care, le jeu, la coopération ne sont pas des inventions humaines mais des dispositions partagées par de nombreuses espèces. Les comportements sociaux animaux traduisent une libido vivendi et sentiendi : une orientation vers la vie en commun et la résonance affective.
Le Protokin s’appuie sur ces travaux pour affirmer que les variations thimiques ne sont pas exclusivement humaines. Elles traversent tous les vivants. Ce qui différencie l’humain n’est donc pas l’existence d’un thymos ou d’une libido, mais la manière dont ces forces sont protokenisées : stabilisées dans des outils, des langages, des institutions.
3. Le devenir animal et la spécificité humaine
La question du « devenir animal » peut alors être reformulée : il ne s’agit pas d’un retour en arrière impossible, mais d’une critique des ordonnances symboliques qui rigidifient nos gestes. L’humain se distingue par sa capacité à inscrire ses gestes dans des organons symboliques (drapeaux, hymnes, récits). Mais cette capacité comporte un risque : oublier que ces ordonnances sont des stabilisations situées, et non des vérités absolues.
Ainsi, la spécificité humaine n’est pas un privilège ontologique mais une intensification de la protokenésie : nos gestes ne se contentent pas de résonner affectivement, ils se figent en structures normatives. Le rôle du Protokin est d’en rappeler la contingence et d’en rouvrir la plasticité.
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Conclusion du chapitre
L’anthropologie et l’éthologie montrent que l’humain ne peut pas être défini par une rupture radicale avec l’animal. Les variations thimiques et les libidos sont partagées par de nombreuses espèces. Ce qui est spécifique, c’est la manière dont l’humain stabilise ses gestes dans des institutions symboliques. Le Protokin permet d’articuler ces deux dimensions : continuité affective avec l’animal, et excès protokenésique de l’humain.
La pensée protokinienne, en affirmant que le geste précède le corps, se confronte nécessairement à la question de l’individuation et des tensions conflictualisées qui traversent le vivant. Ni l’individu, ni la société, ni la technique ne peuvent être pensés comme des entités closes : ils sont des stabilisations provisoires d’un champ de variations thimiques toujours excédentaires.
1. Simondon : l’émotion comme individuation
Gilbert Simondon, dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (1958), définit l’individu comme le résultat d’un processus d’individuation qui ne résout jamais totalement les tensions du préindividuel. L’émotion, écrit-il, est une mise en tension qui cherche une nouvelle structuration : elle n’est pas un état psychique secondaire mais une phase du processus d’individuation. Le Protokin reprend ce schéma : les variations thimiques constituent la base préindividuelle, les libidos orientent l’individuation, et la protokenésie stabilise temporairement les gestes.
2. Le geste comme site de conflictualité
Loin d’être harmonieux, le geste est traversé de tensions. Chaque orientation libidinale peut ouvrir ou figer. Une même variation thymique peut être modulée en geste de care (libido vivendi/sentiendi) ou captée par une ordonnance normative (libido rationi). Le geste est donc le lieu d’une conflictualité interne : entre excès et stabilisation, ouverture et capture.
3. Land et l’accélération des flux
Cette dimension conflictuelle est radicalisée dans l’accélérationnisme de Nick Land. Dans Fanged Noumena (2011), Land décrit le capitalisme comme un processus machinique qui intensifie et dissout toutes les stabilisations sociales. Le flux technologique ne cesse d’accélérer, au point de produire un « meltdown » des structures existantes. Pour le Protokin, cette analyse illustre la puissance des flux protokiniens lorsqu’ils échappent aux stabilisations libidinales traditionnelles. Mais là où Land valorise la dissolution, le Protokin insiste sur la nécessité d’une plasticité gestuelle : maintenir l’ouverture sans sombrer dans la désorganisation totale.
4. Conflictualité constitutive du vivant
En définitive, le geste est toujours conflictuel :
conflictuel avec lui-même (tension entre excès et stabilisation),
conflictuel avec le milieu (ajustement ou résistance),
conflictuel avec les ordonnances sociales (capture ou détournement).
Le Protokin en tire une conséquence éthique : il ne s’agit pas de supprimer le conflit mais de le reconnaître comme constitutif du vivant. Le geste est un champ de forces, un lieu de négociation permanente entre variations thimiques, orientations libidinales et inscriptions normatives.
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Conclusion du chapitre
L’individuation, dans la perspective protokinienne, n’est pas une résolution définitive mais une modulation conflictuelle du flux vital. Le geste incarne cette tension : il ouvre, oriente, stabilise, mais reste toujours traversé par un excès qui déborde. La conflictualité n’est pas un accident, elle est le moteur même de l’émergence.
Si le Protokin est une ontologie du geste, il possède aussi une portée clinique. Penser que le geste précède le corps conduit à envisager les troubles, les souffrances et les pathologies non pas comme des « déficits » localisés, mais comme des désajustements dans la modulation des variations thimiques. La clinique protokinienne propose une approche thérapeutique centrée sur la reconfiguration des gestes plutôt que sur la correction d’un corps ou d’un psychisme supposés donnés.
1. Le geste comme milieu du soin
Dans la tradition médicale occidentale, le soin a souvent été conçu comme une réparation du corps ou une rééducation de l’esprit. Le Protokin propose une autre perspective : le soin est d’abord une prise en charge des gestes. La respiration, la voix, le rythme cardiaque, la posture constituent des modulations thimiques premières. Les déséquilibrer, c’est altérer l’ensemble de l’expérience ; les réaccorder, c’est rouvrir la possibilité d’un geste vivant.
Cette perspective rejoint certaines approches contemporaines : la somatic experiencing (Levine, 1997) qui insiste sur la libération des traumatismes par le corps, ou encore les recherches en neurosciences affectives (Panksepp, 1998) qui montrent que les circuits émotionnels fondamentaux sont enracinés dans la physiologie.
2. Re-prototypage gestuel
La clinique protokinienne se définit par des pratiques de re-prototypage : au lieu de viser la normalisation, elle cherche à redonner au geste une plasticité. Quelques exemples :
Respiration : exercices visant à réaccorder les rythmes internes et à libérer la variation thymique.
Voix : travail vocal pour reconnecter souffle et expression affective.
Rythmes : usage de la marche, du mouvement, de la danse pour relancer des dynamiques thimiques bloquées.
Dans tous ces cas, il s’agit moins de corriger un dysfonctionnement que de rouvrir une variabilité gestuelle.
3. Humeurs comme ressources de soin
Les humeurs, souvent perçues comme des perturbations, sont réinterprétées par le Protokin comme des ressources cliniques. Une humeur triste, par exemple, n’est pas une erreur mais une modulation thymique qui peut être réajustée. En travaillant sur le geste (posture, souffle, voix), on peut transformer l’orientation libidinale et rouvrir un champ d’action.
4. Éthique de la clinique protokinienne
Cette approche implique une éthique spécifique :
Refuser les modèles normatifs qui pathologisent les gestes.
Reconnaître la conflictualité inhérente aux variations thimiques.
Accompagner le patient non vers un état « normal », mais vers une plasticité retrouvée.
La clinique protokinienne est ainsi proche des thérapies existentielles et phénoménologiques (Binswanger, 1946 ; Boss, 1979), mais elle en propose une version physiologique et gestuelle, où le thymos devient l’objet premier du soin.
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Conclusion du chapitre
La clinique protokinienne repose sur une intuition simple mais décisive : soigner, c’est reprototyper des gestes. En redonnant plasticité aux variations thimiques, elle ouvre à de nouvelles possibilités d’individuation. Le soin ne vise pas à restaurer un corps ou une psyché idéalisés, mais à rouvrir le champ gestuel qui permet au vivant de persévérer et de se transformer.
Si le Protokin affirme que le geste précède le corps, il doit aussi montrer comment les techniques — anciennes et contemporaines — capturent, orientent et parfois rigidifient ces gestes. La technique n’est pas extérieure au vivant : elle est une protokenésie, une inscription stabilisée des variations thimiques. Mais cette inscription comporte toujours un double enjeu : elle libère des potentialités, tout en risquant de figer le geste dans un ordre normatif.
1. La technique comme prolongement et capture
Norbert Wiener, dans Cybernetics (1948/2016), a montré que toute machine est une structure de rétroaction, captant des signaux et ajustant son fonctionnement. Les techniques numériques prolongent aujourd’hui cette logique : elles saisissent nos gestes attentionnels (clics, regards, mouvements) pour les transformer en données calculables. La technique capte l’ouverture protokinienne pour la transformer en organon économique et politique.
Bernard Stiegler (1994/2018) a insisté sur la dimension constitutive de la technique : l’humain n’est pas déficient mais toujours déjà technique. Toutefois, il alerte sur la « prolétarisation » induite par les dispositifs industriels : nos savoirs et nos gestes sont externalisés dans des machines qui nous dépossèdent. Le Protokin partage ce diagnostic, mais le reformule : la technique est une protokenésie qui peut enrichir le geste ou l’appauvrir selon son degré de plasticité.
2. Captation algorithmique et attention
Les technologies numériques contemporaines (réseaux sociaux, plateformes) exploitent la dimension protokinienne de l’attention. Comme l’ont montré les recherches en économie comportementale (Kahneman, 2011), les biais cognitifs orientent nos décisions. Les algorithmes amplifient ces biais en organisant l’environnement attentionnel : notifications, flux, suggestions. L’attention protokinienne est ainsi détournée et saturée. Le geste d’ouverture se transforme en réaction compulsive, figée par des boucles de rétroaction.
3. L’intelligence artificielle comme protokenésie automatisée
Les systèmes d’IA contemporains fonctionnent comme des protokenésies automatisées : ils stabilisent des gestes humains (langage, reconnaissance d’images, décisions) en modèles statistiques. Ils ne produisent pas de gestes vivants, mais recyclent des gestes déjà inscrits. Leur puissance réside dans leur vitesse et leur échelle, mais ils restent dépendants de la matière vivante qu’ils capturent. Le Protokin permet ici une critique : l’IA ne précède pas le geste, elle est une réitération technique du geste déjà accompli.
4. Libération et rigidification
Toute technique possède une ambivalence :
Elle libère le geste en ouvrant de nouvelles possibilités (outil, écriture, numérique).
Elle rigidifie le geste en le normalisant, en imposant des ordonnances (protocole, algorithme, norme industrielle).
Le Protokin invite à distinguer ces deux tendances et à maintenir la plasticité : utiliser les techniques comme prolongements, sans oublier qu’elles figent toujours une part du geste vivant.
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Conclusion du chapitre
La technique est une mémoire gestuelle, une protokenésie qui capte les variations thimiques et les stabilise en dispositifs. Mais cette stabilisation comporte toujours un risque : la capture et la prolétarisation. Le Protokin permet de penser la technique non comme un supplément ni comme une faute, mais comme une écriture du geste : nécessaire, mais toujours à rouvrir.
La pensée protokinienne, en affirmant que le geste précède le corps, possède une portée esthétique et politique. En effet, l’art et la politique ne sont pas des sphères surajoutées à l’existence : ils sont des manières de configurer, de libérer ou de capturer les gestes. Comprendre le geste comme fondement permet d’ouvrir une double critique : de l’esthétique réduite au spectacle et de la politique réduite à la norme.
1. L’esthétique comme geste libre
L’esthétique, dans la perspective protokinienne, ne désigne pas d’abord une théorie du beau, mais une ouverture du sensible. Comme le souligne Jacques Rancière (2000), l’art redistribue le « partage du sensible » : il rend visibles et audibles des gestes qui étaient exclus ou invisibles. Le Protokin radicalise cette idée : l’art est une plasticité gestuelle, une capacité à rouvrir le champ des variations thimiques au-delà de leurs captures normatives. La danse, la musique, la peinture sont des gestes qui explorent l’excès thymique, souvent en détournant les protokenésies figées.
2. Politique et ordonnances symboliques
La politique, en revanche, tend à transformer les gestes en ordonnances. Un drapeau, un hymne, un poing levé sont des gestes figés en symboles collectifs. Ils condensent l’énergie thymique mais la fixent dans une forme normative. Le danger est alors de confondre le geste vivant et sa capture symbolique. Le Protokin propose une critique : il ne s’agit pas de nier la nécessité des symboles, mais de rappeler qu’ils sont des stabilisations contingentes, non des essences.
3. Résistance et écologie thimique
La politique du geste ne consiste pas seulement à dénoncer la capture, mais à inventer des formes de résistance. Cela implique une écologie thimique : un soin collectif des variations affectives qui circulent dans une société. Plutôt que de saturer les attentions par des dispositifs techniques ou idéologiques, il s’agit de maintenir une plasticité, une possibilité de réouverture. Ici, le Protokin rencontre les analyses de Simondon (1958) sur l’individuation collective, et celles de Stiegler (2018) sur la nécessité d’une politique des circuits attentionnels.
4. Esthétique, politique et geste protokinien
En définitive, esthétique et politique apparaissent comme deux manières opposées de traiter le geste :
L’esthétique libère les variations thimiques, explore leur excès.
La politique les capture en symboles, en ordonnances.
Mais les deux sont inséparables : toute esthétique peut devenir politique, toute politique peut se nourrir d’esthétique. Le rôle du Protokin est de maintenir une tension critique entre ces deux pôles, afin de préserver la vitalité du geste.
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Conclusion du chapitre
L’esthétique et la politique ne sont pas des domaines secondaires : elles sont des manières de moduler le geste. L’art ouvre le champ des possibles, la politique tend à les fermer. Entre les deux, il y a la possibilité d’une résistance, d’une écologie thimique qui maintienne la plasticité du vivant. Le Protokin se présente ainsi comme une philosophie critique du geste : ni célébration naïve de l’art, ni rejet de la politique, mais affirmation d’une conflictualité constitutive qu’il faut habiter.
Le Protokin s’est construit à partir d’un geste théorique simple : le geste précède le corps. Cette affirmation, qui semble paradoxale dans le cadre des philosophies classiques du sujet et du corps, se justifie dès lors que l’on considère le vivant non comme une substance donnée, mais comme un processus de modulation énergétique et gestuelle. Le corps n’est pas premier : il est le résultat d’inscriptions successives, de protokenésies qui stabilisent provisoirement un excès vital.
1. Synthèse des acquis
L’argumentation a d’abord consisté à défaire les faux problèmes et dualismes (Bergson, Bachelard, Descola, Stiegler) : esprit/matière, nature/culture, technique/prothèse. Ces oppositions ne décrivent pas le réel, elles découpent artificiellement des flux continus. Le Protokin s’inscrit ainsi dans une généalogie critique, tout en la radicalisant : il ne s’agit pas seulement de corriger les catégories, mais de revenir au niveau gestuel qui les précède.
Nous avons ensuite montré, dans la physiologie protokinienne, que le thymos – variations thimiques de chaleur, souffle, tonus – constitue la matière première du vivant. La libération des mains et de la bouche illustre comment des gestes physiologiques se cristallisent en techniques et en langages, confirmant que ce n’est pas le corps qui produit le geste, mais le geste qui produit le corps et ses organes.
Dans la psychologie protokinienne, nous avons décrit les attentions comme des gestes d’ouverture au monde, orientés par les libidos (vivendi, sentiendi, imaginandi, sciendi, rationi). Les biais cognitifs ont été réinterprétés non comme des erreurs, mais comme des protokenésies rapides, stabilisations nécessaires d’un excès thymique.
Les dialogues avec les sciences (Varela, Damasio, Barrett, Ranganath, Prigogine, Friston, Wiener, Descola, De Waal) ont confirmé la fécondité de cette perspective. L’énaction, les neurosciences affectives et la thermodynamique convergent pour montrer que cognition, mémoire et affect ne sont pas séparés : ils émergent d’une même physiologie incarnée et énergétique.
Enfin, les applications et conflictualités ont montré que le geste est toujours traversé de tensions : individuation (Simondon), accélération (Land), capture technique (Wiener, Stiegler), mais aussi potentialité clinique (re-prototypage), esthétique (libération des gestes) et politique (critique des ordonnances symboliques).
2. Une pensée transdisciplinaire du vivant
Le Protokin se présente donc comme une ontologie transdisciplinaire :
Philosophie : critique des dualismes et affirmation de l’immanence du geste.
Sciences cognitives et neurosciences : reconnaissance du rôle primordial des affects et de la cognition incarnée.
Thermodynamique et cybernétique : compréhension du vivant comme système énergétique ouvert.
Anthropologie et éthologie : inscription de l’humain dans la continuité des vivants, avec une intensification symbolique propre.
Esthétique et politique : ouverture vers la création et vigilance face aux captures normatives.
3. Ouverture critique
L’ouverture du Protokin se joue sur deux plans :
Critique interne : rappeler sans cesse que les concepts de thymos, libido, attention ou protokenésie ne sont pas des essences mais des instruments. Ils sont eux-mêmes des gestes théoriques, susceptibles d’être reprototypés. Le risque d’une nouvelle ordonnance théorique doit être évité.
Critique externe : face aux dispositifs contemporains de capture (algorithmes, IA, industrialisation des attentions), le Protokin invite à défendre une écologie thimique : un soin des gestes vivants, individuels et collectifs. Cette écologie ne repose pas sur une nostalgie du passé, mais sur la reconnaissance de l’excès vital comme ressource.
4. Conclusion générale
Le Protokin n’est pas une doctrine, mais une méthode d’attention au geste vivant. Il permet d’unifier des apports philosophiques, scientifiques et anthropologiques, tout en restant ouvert à la création esthétique et à la critique politique. En affirmant que le geste précède le corps, il propose une manière nouvelle de penser le vivant : non pas comme une substance figée, mais comme un champ de tensions intensives, toujours en voie d’individuation.