Le problème du dualisme corps/esprit – c’est-à-dire la séparation radicale entre le domaine du soma (le corps matériel) et celui de l’esprit ou de la pensée – constitue un héritage tenace de la philosophie occidentale. Depuis Descartes, le corps est souvent cantonné au mécanisme physique, tandis que l’esprit relèverait d’une substance séparée. Cette césure a engendré de faux problèmes, pour reprendre l’expression d’Henri Bergson, qui soulignait que l’opposition tranchée entre matière et conscience provient d’une confusion de la durée vécue avec l’étendue spatiale. En effet, Bergson démontre dans Matière et mémoire que matière et perception participent d’une même nature, continûment liées dans la durée, et que la prétendue barrière entre physique et mental est construite artificiellement par l’esprit humain. De même, William James, à travers son concept de « flux d’expérience », critique le « sophisme intellectualiste » qui consiste à hypostasier un Sujet ou une Substance derrière les phénomènes vécus. Au contraire, dans sa perspective empiriste radicale, l’expérience est première et continue, et il n’y a pas lieu de supposer une entité mentale séparée venant « donner du sens » a posteriori – la conscience n’est pas une chose en surplomb, mais un processus immergé dans le courant du vécu. Ces critiques invitent à dépasser le dualisme en pensant le psychique et le physique comme les deux faces indissociables d’une même réalité dynamique.
Parallèlement, la psychanalyse freudienne a tenté dès la fin du XIXᵉ siècle de réunifier soma et psyché via la notion de pulsion (Trieb), entendue comme une force énergétique prenant sa source dans le corps et se traduisant psychiquement par une représentation et une quête de satisfaction. Pourtant, le schéma pulsionnel classique freudien – essentiellement bipolaire (pulsions de vie vs pulsions de mort) et axé sur la décharge de tensions internes – garde la marque d’un certain dualisme : il oppose un ça pulsionnel ancré dans le corporel à un moi et un surmoi régulateurs du côté de l’esprit. La pulsion freudienne établit certes un pont entre le corporel et le mental, mais selon un modèle hydraulique et déficitaire (tension/satisfaction) qui laisse en suspens la question de la production du sens et du sujet à partir du corporel. D’autres penseurs du XXᵉ siècle ont cherché à dépasser plus radicalement ce partage. Maurice Merleau-Ponty, par exemple, a développé une phénoménologie du corps propre où le corps est reconnu comme sujet incarné. La perception n’y est plus un acte d’un esprit désincarné recevant des données sensibles, mais un dialogue constant entre le corps vivant et le monde. « Le corps propre est dans le monde comme le cœur dans l’organisme » écrivait Merleau-Ponty, soulignant que notre corps ouvre un champ où le sens se forme de manière pré-réflexive. Il montre que la gestualité et l’expression corporelle sont porteuses de signification avant même toute représentation mentale : « La parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien » affirme-t-il, refusant l’idée d’une pensée pure qui existerait avant et hors de l’expression. Ainsi, sens et geste émergent simultanément dans l’acte incarné de parole ou de mouvement.
Au-delà du seul horizon occidental, l’anthropologie de Philippe Descola révèle que la séparation nature/culture – équivalente sous un angle à la dichotomie corps/esprit, où la Nature serait le domaine du physique et la Culture celui de l’esprit humain – n’est nullement universelle. Dans de nombreuses cultures, les continuités entre humains et non-humains sont pensées autrement : par exemple, les animistes reconnaissent une intériorité commune entre humains et animaux, là où les modernes postulent une discontinuité nette entre l’âme humaine et la matière naturelle. Pour Descola, le grand partage nature/culture est le produit singulier de la métaphysique occidentale, un cosmologie dualiste dont nous devons sortir pour imaginer d’autres façons d’articuler corps et esprit, humains et monde.
Comment, dès lors, dépasser le dualisme corps/esprit ? La problématique qui nous occupe pose que c’est par une théorie du geste – c’est-à-dire en reconnaissant dans le geste corporel le lieu originaire d’articulation du physique et du signifiant – que l’on peut dépasser cette opposition. Un tel projet est fondamentalement transdisciplinaire : il doit s’appuyer à la fois sur la philosophie (de l’individuation, de la phénoménologie du corps), la psychologie et les sciences cognitives (théories de l’énaction et de la cognition incarnée), l’anthropologie et l’éthologie (études de la continuité entre espèces et de l’empathie animale), ainsi que sur la psychanalyse et la neurobiologie. C’est dans cette perspective qu’émerge la théorie du Protokin, concept novateur désignant un champ pré-verbal et pré-cognitif où prennent source le geste, le sens et même le sujet. Rien ne précède le geste. Tout y commence : telle est la devise du Protokin, conçu comme un champ de genèse où corporel et spirituel ne font qu’un en mouvement. Dans le développement qui suit, nous présenterons d’abord les fondements de cette théorie du geste protokinien, puis nous en détaillerons la dynamique en trois régimes (protokinien, protokinésique, protokenésique) et les différentes libidos protokiniennes qui l’animent. Nous montrerons ensuite, en dialogue avec des auteurs comme Simondon, Stiegler, Varela et Thompson, James, Merleau-Ponty, Descola, De Waal ou Bergson, comment cette ontologie du geste dépasse le schéma pulsionnel classique. En effet, le geste somatique, tel qu’entendu ici, excède la simple décharge d’une pulsion : il ouvre un espace dynamique d’émergence du sens et du sujet. Enfin, nous tirerons les conséquences philosophiques et anthropologiques de ce paradigme du geste, avant de conclure sur sa portée transformatrice.
Pour dépasser le dualisme corps/esprit, il convient d’abord de comprendre comment corps et sens peuvent être pensés dans le même mouvement. Revenons un instant à Bergson et Merleau-Ponty, qui posent les jalons d’une telle pensée unifiée. Bergson, en refusant l’idée d’une matière purement étendue d’un côté et d’une conscience sans étendue de l’autre, propose de les replacer dans la continuité d’un même processus temporel. Dans Matière et mémoire (1896), il affirme que la perception humaine n’est pas le pur produit d’un esprit détaché, mais qu’elle s’insère dans la matière même – « la matière étendue (…) offre l’indivisibilité de notre perception », si bien que l’on peut *« attribuer à la perception quelque chose de l’étendue de la matière »*. Il s’ensuit que « sensation et matière marchent ainsi l’un vers l’autre », abolissant la barrière imaginaire entre le sujet percevant et l’objet perçu. Le dualisme est ici dissous en un monisme de l’expérience temporelle continue : « le monde est un », rappelle Bergson. Merleau-Ponty prolongera cette intuition en montrant que « le corps propre » – c’est-à-dire le corps vécu de l’intérieur – est le pivot de l’unité du monde perçu. « Le corps est notre moyen général d’avoir un monde », écrit-il, indiquant que ce que nous appelons esprit (la pensée, la conscience) n’est pas extérieur au corps, mais en est l’expression déployée dans l’interaction avec le milieu. La fameuse analyse merleau-pontienne du patient Schneider – incapable d’accomplir des mouvements abstraits mais pouvant agir de façon concrète – illustre que l’intentionnalité est d’emblée motrice et incarnée. La pensée, loin de surplomber le geste, s’enracine dans une « subjectivité du corps » en dialogue rythmique avec le monde. Merleau-Ponty va jusqu’à parler de la « chair » du monde pour décrire l’entrelacs du sujet et de l’objet, du sensible et du sens, dans une même réalité « intercorporéelle ». Il n’y a donc plus deux substances (rés cogitans vs rés extensa), mais un seul être-au-monde, fait de chair et de significations naissantes.
Ces perspectives philosophiques s’accordent avec les avancées des sciences cognitives contemporaines, notamment le courant de la cognition incarnée. Francisco Varela, Evan Thompson et leurs collègues ont développé la théorie de l’énaction, qui renverse le modèle cognitif classique fondé sur la représentation. Selon eux, *« la connaissance n’est pas la représentation d’un monde pré-donné, mais l’émergence d’un monde à travers l’action incarnée »*. Autrement dit, l’organisme ne traite pas des informations comme un ordinateur détaché ; il enacte (enacte, fait émerger) son environnement par son activité sensorimotrice. La perception elle-même est une forme d’action – une « prise » sur le réel – impliquant le corps tout entier. Cette idée rejoint la conception merleau-pontienne d’une perception active et corporelle, et confirme la critique de James envers l’intellectualisme : le sens n’est pas injecté par un esprit séparé, il naît de l’expérience vécue dans sa dynamique. Varela insiste également sur la notion de couplage structurel : le sujet percevant et son milieu forment un système couplé en perpétuelle co-définition. De ce point de vue, le « soi » n’est pas une substance isolée, mais « un nœud dynamique, un événement de résonance entre l’organisme et son environnement », émergent du couplage en cours. On voit là une convergence avec la phénoménologie (le sujet comme être-au-monde) et avec la biologie évolutionniste qui souligne la continuité entre espèces : l’empathie, par exemple, n’est pas un attribut miraculeux de l’âme humaine, mais un processus de résonance physiologique hérité de l’évolution. Le primatologue Frans de Waal a montré que les primates non-humains font preuve d’empathie et de comportements altruistes basés sur la contagion émotionnelle et la consolation mutuelle. Des chimpanzés peuvent ressentir la détresse d’un congénère au point de modifier leur propre comportement pour l’apaiser, ou même refuser une récompense si elle cause du tort à un autre. Ces observations confirment que la compréhension d’autrui – germe de notre sens moral – repose sur un partage somatique d’affects, un « comprendre par le corps » avant tout langage ou calcul rationnel. L’empathie illustre ainsi concrètement comment le sens (ici, le sens de la détresse d’autrui et la signification de l’acte consolateur) émerge d’une interaction corporelle synchronisée, sans qu’on ait à invoquer un esprit détaché.
En synthèse, un large éventail de travaux – de la philosophie de la perception à l’éthologie, en passant par la psychologie du développement (D. Stern, Colwyn Trevarthen) – convergent vers l’idée que le dualisme corps/esprit est dépassé dès lors qu’on adopte une vision processuelle et relationnelle du vivant. Le corps et l’esprit apparaissent alors comme les deux versants inséparables d’un même phénomène : la vie incarnée en train de signifier. Cependant, pour donner à cette intuition une portée théorique solide, il faut en expliciter les mécanismes : comment décrire positivement ce champ commun du corps et du sens, ce niveau originaire où le geste fait advenir simultanément le sujet percevant et la signification du monde ? C’est précisément l’objet du concept de Protokin, auquel nous consacrons la section suivante.
Le terme Protokin désigne un champ pré-ontologique où se jouent les conditions d’apparition du geste, du sens et même du vivant, avant toute forme stable. Plutôt qu’une substance matérielle ou qu’une catégorie de l’esprit, on doit le concevoir comme un processus fondamental, un « champ de différenciation sans stabilisation » d’où surgissent les formes naissantes du geste et de la signification. En un sens, le Protokin renverse la perspective classique : *« ce n’est pas le corps qui produit le geste, c’est le geste qui rend le corps possible »*. Autrement dit, c’est dans l’acte gestuel originaire – dans la mise en tension du vivant avec son milieu – que se coagulent peu à peu ce que nous appelons un corps et un esprit. Avant d’être un donné anatomique, le corps est le résultat toujours provisoire d’une modulation en cours, d’une histoire de gestes à travers laquelle il s’individue. Le Protokin propose ainsi une ontologie du mouvement et de la modulation plutôt que de la substance : l’être-y-est défini comme champ de tensions dynamiques et non comme entité figée. Toute identité y est provisoire, issue d’une coordination temporaire de forces, comparable à un tourbillon stable dans un flux – image chère à William James pour décrire le moi comme une continuité d’expérience plutôt qu’une âme substantielle.
Philosophiquement, le Protokin s’enracine dans la théorie de l’individuation de Gilbert Simondon. Simondon concevait toute forme individuelle comme le résultat d’un processus de transduction où un état pré-individuel se résout partiellement en individu tout en conservant en lui une part de pré-individualité non résolue. Il écrivait que *« l’individuation n’est jamais un événement ponctuel, mais un processus transversal où s’ajustent des potentialités internes et des tensions extérieures »*. Cette vision se reflète directement dans le Protokin : celui-ci se comprend comme une « matrice d’individuation » où un fond de potentialités informes (un champ de tensions virtuelles, équivalent du pré-individuel simondonien) se conjugue avec l’apparition de formes naissantes. De même, Simondon parlait d’un « milieu associé » au cœur de tout individu, c’est-à-dire la persistance, en chacun, d’une réserve de charges pré-individuelles prêtes à engendrer de nouvelles métamorphoses. Le Protokin formalise cela en affirmant que toute identité corporelle ou psychique est coextensive à un champ de virtualités qui la dépasse. L’organisme vivant n’est pas une île close : il est traversé par des rythmes, des affects, des devenirs qui excèdent sa forme actuelle. Cette conception rejoint par ailleurs le vitalisme dynamique d’un Henri Bergson pour qui la vie est création continuée – élan vital – et où bien des problèmes (comme le dualisme corps/esprit lui-même) résultent d’une fixation artificielle de ce qui n’est en réalité qu’un devenir (Bergson parlait à ce propos de « problèmes mal posés » ou faux problèmes).
Le Protokin, en tant qu’ontologie relationnelle, puise aussi dans la pensée de la technique de Bernard Stiegler. Stiegler a montré que l’humain se constitue par l’extériorisation de ses gestes et de sa mémoire dans les outils et les objets techniques – un processus qu’il nomme la mémoire épisphylétique ou épiphylogenèse. Cette extériorisation technique, condition de l’évolution humaine, risque en retour d’aliéner l’expérience vécue (perte de participation du sujet aux automatisations techniques). Or, la perspective protokinienne relit cette dialectique sous un jour moins tragique : si l’on considère l’outil non comme un simple artefact mort, mais comme la prolongation d’une vibration du vivant sur un nouveau support, alors l’acte technique apparaît comme un cas particulier de la dynamique protokinienne. En effet, tout outil ou objet culturel peut être vu comme un geste fixé – une trace laissée par un geste protokinésique et inscrite dans la durée (nous y reviendrons en détail). Loin de rompre avec le vivant, la technique enregistre et relaye le geste : elle est le moyen par lequel le mouvement se transforme en forme transmissible, sans que la vie soit totalement absente de cette forme. Stiegler lui-même souligne ce paradoxe d’une mémoire extérieure qui est aussi la condition de la pensée (il parle de la technique comme pharmakon, à la fois poison et remède). En termes de Protokin, on dira que l’outil prolonge le geste *« non comme mémoire morte, mais comme puissance différée »*. L’énergie du geste y est conservée en mode latent, prête à être ravivée par un nouvel usager. Le geste technique illustre ainsi l’idée qu’une forme stabilisée (un objet, un signe) peut rester partiellement vivante, ouverte à de nouveaux usages – ce qui correspond exactement à la notion protokinienne d’une forme jamais totalement close, toujours susceptible de variations.
Enfin, le Protokin s’accorde avec les vues de la cognition incarnée déjà évoquées (Varela, Thompson, etc.) en ce qu’il refuse de considérer l’information ou le sens comme des codes abstraits. Du point de vue protokinien, le sens naît d’un déploiement corporel spontané et contingents, et non de la manipulation de symboles désincarnés. L’organisme, par ses gestes et ses interactions, fait surgir la signification dans la situation présente. Il n’y a donc ni plan mental séparé, ni données objectives fixes : il n’y a qu’un processus de sens en acte, co-créé par le vivant et son milieu. Sur ce point, le Protokin rejoint des intuitions anthropologiques : André Leroi-Gourhan, par exemple, montrait dans Le Geste et la Parole (1964) que la parole humaine elle-même émerge d’une gestualité technique et sociale antérieure. Il parlait d’un « espace d’indétermination motrice » où le vivant explore son rapport au monde, et voyait dans le rythme du geste et la synchronisation corporelle les fondements du lien symbolique. Le symbolique (langage, culture) ne naît pas d’un code arbitraire plaqué sur de la matière inerte, mais d’un espace gestuel indéterminé plein de virtualités, où se négocie peu à peu un sens partagé. Cette idée est profondément protokinienne. De même, chez le nourrisson, les psychologues du développement comme Daniel Stern ou Colwyn Trevarthen observent une intersubjectivité primaire fondée sur les échanges de mouvements et d’affects avant le langage : l’enfant et le parent communiquent par des formes dynamiques vitales, des mimiques, des rythmes, des variations toniques qui constituent une véritable proto-conversation corporelle. Trevarthen parle d’une « musicalité » du dialogue mère-bébé, faite de tours de rôle, d’intonations et de regards synchronisés, où chaque modulation du corps signifie sans signes explicites. Nous retrouvons là encore l’idée d’un sens incarné antérieur aux formes langagières. Le champ protokinien, conceptuellement, offre un cadre pour penser l’unité de ces phénomènes : il est ce niveau originaire où le geste, la matière vivante et le sens forment un tout dynamique.
Après avoir posé ces fondements, il nous faut à présent décrire plus finement la dynamique interne du Protokin. Comment un geste naît-il et se déploie-t-il dans ce champ ? Quelles phases ou régimes peut-on distinguer dans ce processus d’émergence du sens incarné ? Et comment dépasser la notion traditionnelle de pulsion en reconsidérant les forces profondes – libidos – qui animent le geste ? C’est ce à quoi s’attache la section suivante.
Pour cerner la logique interne du Protokin, la théorie distingue trois régimes co-impliqués du geste naissant. Il ne s’agit pas de phases successives d’un développement linéaire, mais de trois dimensions co-présentes dans chaque geste, correspondant à divers degrés d’individuation au sein d’un même processus originaire. Ces régimes – le protokinien, le protokinésique et la protokenésie – décrivent comment une forme expressive émerge depuis un fond virtuel jusqu’à son inscription dans un monde partagé. Par ailleurs, traversant ces régimes, on peut identifier plusieurs tendances fondamentales du vivant, appelées libidos protokiniennes, qui orientent l’attention et l’énergie du geste dans telle ou telle direction. Examinons ces éléments un à un.
Le régime protokinien désigne le fond virtuel d’où émerge toute forme sans être lui-même une forme. On peut le concevoir comme un réservoir pré-individuel de possibilités intenses, un « presque chaos » ordonné par des tensions, où les formes sont présentes à l’état germinal. C’est le domaine du pur potentiel vécu, antérieur à toute distinction sujet/objet. Simondon y verrait le milieu associé ou champ de tension qui précède l’individu formé. Le protokinien n’est pas un néant : il est peuplé de rythmes et d’affects sans forme, d’émotions diffuses, de pressentiments corporels, bref d’une activité sans figure stable. On pourrait le décrire comme un frémissement primordial du vivant – *« une énergie sans cause. Un possible qui ne se cherche même pas encore. Pas un fond. Un frisson »*. Ce régime correspond, du point de vue de l’expérience, à un état d’ouverture sensorielle maximale où “tout est encore possible sans être déjà défini”. Par analogie, on peut penser aux moments avant l’action consciente, quand on ressent intensément quelque chose d’indéterminé, ou encore à ces périodes collectives où une innovation culturelle couve sans avoir pris forme. Le protokinien est ce climat d’indétermination vivante dans lequel va naître le geste.
Le régime protokinésique représente le passage à l’acte gestuel, l’instant d’émergence où la virtualité se cristallise en un mouvement naissant. C’est le geste à l’état brut, encore dépourvu de signification fixée ou de but conscient. On pourrait parler d’un acte moteur pré-signifiant. Ici, l’organisme module une tension entre son intérieur et l’environnement, il esquisse un mouvement (une torsion, un élan, une posture) sans qu’il y ait encore un objet clairement visé ou un sens explicite. Ce régime protokinésique est celui de l’événement gestuel pur : le geste en train de se faire, avant d’être nommé ou compris. Simondon y reconnaîtrait le moment de la transduction, où une forme commence à s’informer depuis le fond : *« une tension du milieu commence à former une membrane, une direction, un devenir ». Le protokinésique est cet entre-deux fécond où quelque chose advient sans être encore stabilisé. Il correspond phénoménologiquement à l’expérience du présent vivant – ce présent épais dont parlent des auteurs comme William James ou Edmund Husserl, où le tout juste passé et le presque futur se chevauchent dans un maintenant plein de tensions. On peut penser, par exemple, au moment précis où l’on improvise un geste (artistique, sportif) sans savoir encore ce qu’il va “donner” : il y a un mélange d’initiative corporelle et d’incertitude, un tremblement entre le possible et le réel. Ce régime protokinésique, c’est précisément le frémissement expressif du geste naissant – ce que la théorie appelle l’appréhension (nous y reviendrons) – c’est-à-dire la saisie en cours de quelque chose qui n’est pas encore déterminé. Il s’agit d’« l’instant du pressentir plutôt que du savoir »*.
La protokenésie (terme construit sur protos « premier » et kenesis « mouvement accompli ») désigne le devenir durable du geste, le processus par lequel l’événement singulier va se stabiliser et s’inscrire dans un réseau de relations. Si le protokinien était le virtuel pur et le protokinésique l’instantané de l’acte, la protokenésie est la trajectoire d’inscription du geste dans le temps et la collectivité. C’est grâce à la protokenésie qu’un geste éphémère peut laisser une trace, devenir une habitude, un style, un langage ou une mémoire. En ce sens, la protokenésie correspond à une mémoire vive du geste : le mouvement s’y transforme en forme relativement stable, l’intensité en structure, mais sans que le processus soit jamais achevé ni figé. Le geste se répète, se transmet, se sediment dans des objets ou des rites, et ainsi *« fait culture »*. Bernard Stiegler parlerait ici d’extériorisation et de grammatisation du geste (par exemple l’invention de l’écriture pour fixer la parole). La théorie du Protokin insiste que cette fixation reste partielle : *« il en subsiste toujours une réserve non formulée »*, c’est-à-dire que même dans la trace la plus institutionnalisée (une tradition, une technique), quelque chose du virtuel initial demeure et pourra engendrer de nouvelles variations. On pourrait comparer la protokenésie à ce que Bergson appelle la mémoire créatrice ou que Simondon nomme l’épigenèse : la formation de structures collectives (outils, langues, valeurs) qui enrichissent le milieu sans épuiser la force génératrice du vivant. En somme, la protokenésie permet une histoire du geste – le geste acquiert un avenir en se rendant reproductible – mais une histoire sans clôture définitive, « une mémorisation sans archive, une histoire sans historicité » fixe du geste. Le geste peut revenir, se rejouer, mais *« jamais le même »*, car chaque itération diffère.
Il est capital de noter que ces trois régimes ne sont pas séparés dans la réalité vécue : *« le geste n’est jamais purement protokinien ni purement protokenésique »*. Toute action concrète est un composé de virtuel non réalisé (protokinien), d’actualisation incarnée (protokinésique) et de tendance à la consolidation (protokenésie). Autrement dit, un geste quelconque (boire un verre d’eau, saluer quelqu’un, tracer un dessin) mobilise à la fois un fond d’intensité pré-rationnelle, l’exécution d’un mouvement, et l’appel d’une certaine mise en forme durable (ne serait-ce que la compréhension par autrui ou la mémoire du geste). Cette conception synchronique du geste prolonge la pensée simondonienne : individuer, c’est synchroniser plusieurs régimes d’intensité plutôt que produire une entité isolée. Nous synchronisons en permanence en nous du déjà-l\u00e0 virtuel et du nouveau en train de se faire. Le sujet lui-même, dès lors, apparaît comme « une cristallisation provisoire d’un flux vivant », comparable à un tourbillon dans une rivière. Plus de dualisme dès lors entre corps et esprit, ou entre individu et société : l’être est compris comme processus multi-niveaux où le corporel et le signifiant se codéterminent en permanence.
Au sein de ce cycle à trois régimes, la théorie du Protokin identifie cinq libidos protokiniennes principales. On entend par là cinq tendances énergétiques fondamentales qui animent et orientent l’attention au monde, un peu à la manière de “pulsions” au sens large – à ceci près qu’il ne s’agit pas de pulsions au sens psychanalytique classique (liées à des impératifs biologiques tels que la sexualité ou l’agressivité). Les libidos protokiniennes sont plutôt des *« tendances fondamentales du vivant à se tourner vers, explorer, structurer ou dépasser son milieu »*. Elles ne sont pas réductibles à des désirs individuels ; ce sont les forces profondes qui modulent l’intensité et la qualité de nos gestes en traversant les trois régimes du cycle protokinien. Voici un aperçu de ces cinq libidos :
Libido sentiendi / vivendi – littéralement, désir de sentir / de vivre. C’est l’orientation vers la sensation pure et l’expérience immédiate. Elle correspond à une soif de présence au monde, d’immersion dans le flux du vécu sensible. Cette libido privilégie le régime protokinien, c’est-à-dire le contact direct avec la virtualité du vécu, sans médiation conceptuelle. On peut l’illustrer par la recherche d’expériences intenses, esthétiques ou émotionnelles pour elles-mêmes (par exemple contempler un paysage en se laissant envahir par ses couleurs et sons). Cette tendance fait écho au pragmatisme radical de William James, qui valorise la plénitude de l’expérience vécue sur les constructions abstraites. C’est une pulsion de vie immédiate, en quelque sorte.
Libido imaginandi / figurandi – le penchant à figurer, imaginer, métaphoriser le réel. Ici, le vécu sensible tend spontanément à se transformer en images, en analogies, en jeux de l’imagination. Cette libido se situe à cheval entre le régime protokinien et le régime protokinésique. En effet, imaginer, c’est déjà commencer à actualiser une forme (protokinésique) tout en restant proche du flux virtuel des sensations (protokinien). On peut penser à l’artiste qui, à partir d’impressions informelles, esquisse une première forme imagée. C’est une force de mise en forme naissante, qui anticipe le sens sans le figer encore.
Libido sciendi / rationi – l’élan vers la connaissance structurée, la compréhension rationnelle du monde. C’est la pulsion de savoir, de modéliser, de donner un ordre intelligible aux phénomènes. Elle correspond principalement au régime protokinésique, car connaître implique d’actualiser les choses dans des concepts ou des schèmes, donc de passer à l’acte mental structurant. On quitte le flou du protokinien pour stabiliser des formes de pensée. Cette libido scientifique pousse par exemple à classer, analyser, expliquer – bref à comprendre au sens classique. Elle rappelle ce que Freud appelait la pulsion épistémophilique (pulsion de savoir), mais ici intégrée à l’économie générale du geste : c’est la tendance à stabiliser l’expérience en connaissances.
Libido dominandi / rationi (volonté d’organiser) – la volonté d’organiser, de normer, de contrôler les gestes et le milieu. Elle relève du régime protokenésique (voire protokenésie aboutie), car il s’agit d’inscrire durablement des structures et de dominer la spontanéité du geste. C’est la pulsion qui préside à l’établissement de règles sociales, de techniques de pouvoir, de disciplines du corps. Elle est proche de ce que Freud nommait le pulsion d’emprise, et correspond aussi à la dimension de la rationalité instrumentale (mesure, calcul, gouvernement des choses). Dans le cycle protokinien, cette libido tend à fermer le processus pour en tirer une forme stable et contrôlable. Elle porte le risque d’aliéner le flux vivant en le rigidifiant – c’est le versant potentiellement entropique ou thanatique de la dynamique (si l’on voulait la rapprocher de la pulsion de mort freudienne, en tant que tendance à la fixation inerte).
Libido transcendendi / vivendi – la tension vers ce qui dépasse les formes établies, le désir de réouvrir le cycle pour retrouver de la fluidité. Elle correspond à un retour vers le régime protokinien : c’est la force qui pousse à briser les cadres figés, à chercher l’inédit, à se transcender soi-même et son milieu. On peut y voir l’équivalent d’un élan vital bergsonien ou d’une pulsion de croissance qui refuse la clôture. C’est elle qui, par exemple, incite l’artiste ou le penseur à sortir des conventions, ou l’individu à se renouveler après une phase d’habitude. Dans le cycle, cette libido transcendante assure que la protokenésie (stabilisation) ne soit jamais définitive : elle ramène du virtuel, de l’instable, ouvrant vers un nouveau cycle d’émergence.
Ces cinq libidos protokiniennes décrivent en somme les grandes directions d’intérêt et d’énergie qui animent le vivant dans son rapport gestuel au monde. On note qu’elles s’opposent deux à deux en quelque sorte (sentiendi vs dominandi, imaginandi vs rationi) avec vivendi/transcendendi comme force de renouvellement du cycle. Elles permettent de repenser la notion de pulsion au-delà du schéma classique. En effet, plutôt que de réduire les pulsions aux dualités vie/mort ou sexuel/agressif, la théorie du Protokin propose un éventail plus riche de pulsions formatrices – on pourrait dire des pulsions de forme – qui orientent l’émergence du sens. Chacune de ces libidos peut favoriser ou au contraire inhiber certains gestes selon les contextes, modulant ainsi la créativité du vivant. Surtout, elles ne sont pas de simples tensions à décharger mais des tendances à réaliser du sens : par exemple, la libido sciendi vise la signification (sciendi = connaître), la libido sentiendi vise la qualité vécue du moment, etc. On passe d’une conception énergétique close (accumulation/décharge de tension) à une conception énergétique ouverte : l’énergie pulsionnelle est ici ce qui fait circuler le vivant à travers des états d’indétermination, d’actualisation et de sédimentation du sens. Le geste somatique n’est donc plus considéré uniquement comme l’exutoire d’une pulsion biologique ; il apparaît comme le lieu de cristallisation de ces tendances libidinales multiples en un acte porteur de signification. En ce sens, le geste excède le schéma pulsionnel classique : il n’est pas seulement réaction à un déséquilibre interne, il est porteur d’un monde en devenir. La notion même de libido se trouve élargie et « désubjectivisée » : les libidos protokiniennes traversent l’individu autant qu’elles émanent de lui, elles sont les courants d’un champ vivant plus large que la seule psychologie individuelle.
En résumé, la dynamique protokinienne offre une grille pour comprendre comment, à chaque instant, notre être au monde se tisse à travers différents niveaux (virtuel, actuel, durable) et différentes forces motrices (libidos) qui orientent notre geste. Reste à expliquer comment, à partir de ce geste fondamental, se construisent le sens (la signification partagée) et le sujet (l’identité vivante). C’est l’objet de la prochaine section, où nous aborderons trois manières complémentaires de décrire l’acte de gestation du sens : la préhension, l’appréhension et la compréhension.
En parallèle des trois régimes ontologiques du Protokin, on peut identifier trois gestes fondamentaux qui caractérisent notre rapport expressif au monde – et corrélativement, trois étapes dans la genèse du sens et du sujet. Ces gestes, nommés préhension, appréhension et compréhension, ne sont pas de simples opérations intellectuelles, mais des modulations du geste vivant correspondant aux moments du processus d’émergence. Avant la main qui saisit, il y a le champ qui met en forme ; avant la pensée qui comprend, il y a le corps qui vibre. Autrement dit, chaque acte de connaissance ou de perception s’ancre dans un geste originaire où corporel et signification sont mêlés. Examinons ces trois dimensions :
La préhension – du latin prehendere, prendre – est le geste de saisir le réel, au sens le plus originaire. Dans le paradigme protokinien, préhender ne signifie pas s’approprier un objet externe par domination, mais entrer en contact vivant avec lui. C’est une adhérence différentielle au champ : le corps se synchronise rythmiquement avec les structures de son milieu. Le vivant épouse les contours du monde comme la main épouse la forme de ce qu’elle tient, ou comme le surfeur épouse la vague. Merleau-Ponty disait que « le corps est notre ouverture au monde », et en effet la préhension est ce geste d’ouverture par lequel un organisme éprouve son milieu en y inscrivant sa dynamique. Par exemple, lorsqu’un animal pourchasse une proie, son corps coordonne finement ses mouvements à ceux de l’animal qu’il chasse ; de même, quand un humain utilise un outil, sa main et son corps entier ajustent leur geste en fonction du poids, de la texture, de la résistance de l’outil et du matériau travaillé. Cette co-variation constante signifie que même l’usage technique – qui pourrait sembler une pure manipulation d’objet – est en réalité un dialogue incarné avec la matière. L’outil prolonge la main, et la main prolonge le corps vivant : il n’y a pas d’un côté un sujet et de l’autre un objet inerte, mais une interaction où le geste humain et les propriétés de l’objet se répondent. Le philosophe de la technique Bernard Stiegler l’a bien formulé : l’homme externalise une partie de lui-même dans les objets techniques (mémoire, savoir-faire), mais ce faisant il étend son propre geste dans de nouvelles sphères plutôt qu’il ne s’en sépare totalement. La préhension outillée reste ainsi du domaine du vivant – Stiegler parle de « mémoire protéiforme » – car l’outil conserve en lui l’énergie du geste passé (par sa forme conçue pour un usage) et déclenche l’énergie du geste futur chez l’utilisateur. En ce sens, la préhension est toujours prise rythmique : synchronisation entre l’organisme et l’environnement. Prendre, c’est se mettre au diapason – que ce soit physiquement (saisir un objet en ajustant sa poigne) ou mentalement (saisir une idée en s’accordant à sa logique). On retrouve ici la notion d’« être-de-préhension » : le vivant est fondamentalement un être qui prend et est pris dans le tissu du monde. La préhension engage surtout le corps (ancrage protokinien) : c’est le moment où le sujet s’accorde initialement au réel, établissant un contact.
L’appréhension – du latin ad-prehendere, prendre vers soi – désigne le geste de pressentir ou d’anticiper une forme naissante. Il ne faut pas entendre ici appréhension au sens commun de « crainte », mais revenir à l’étymologie : il s’agit d’« se saisir vers soi », c’est-à-dire d’approcher une forme en devenir, de se la rendre imminente. L’appréhension, c’est *« se tenir en haleine devant l’émergence d’une forme »*. Elle correspond au moment de tension du percept, cet instant fragile où quelque chose commence à prendre forme à la lisière du chaos, sans que son contour soit encore assuré. C’est un entre-deux, un battement, situé au seuil du geste : l’organisme sent qu’un sens pourrait émerger, mais demeure encore dans l’indécision. On peut décrire l’appréhension comme un état de précarité ontologique : le vivant perçoit qu’un monde est en train d’apparaître, mais il n’y a pas encore de concept pour le cerner. Plutôt que de fuir cette incertitude, la pensée protokinienne y voit la condition même du sens : *« Le protokinien ne cherche pas à éliminer l’instabilité : il l’accueille comme condition du sens »*. En effet, si l’on fige trop vite ce qui émerge, on le trahit ; il faut savoir demeurer un instant dans le “presque” du geste, sans retomber ni dans le pur réflexe automatique ni dans la forme déjà connue. L’appréhension est cette écoute intense du réel naissant, cette suspension active où l’on retient son geste pour laisser advenir le nouveau. Elle correspond au régime protokinésique du point de vue vécu : c’est l’instant du frémissement expressif où l’on est en deçà du savoir constitué, dans le pressentiment. En pratique, on peut penser à l’attention flottante de l’artiste devant sa toile blanche, ou du scientifique devant des données inattendues : un moment où l’on sent qu’une signification pointe, sans pouvoir encore la formuler. Merleau-Ponty évoquait le silence primordial qui précède la parole chez l’écrivain en quête d’une idée. De même, en psychologie, on sait que la perception comporte une phase d’intégration préconsciente pendant laquelle le cerveau « hésite » entre différentes interprétations (par exemple dans la perception des images ambiguës). L’appréhension, c’est la prise de forme en cours, le “presque saisir” qui caractérise ce moment. Notons que loin d’être passif, ce geste est un véritable acte : l’appréhension est un ajustement dynamique du sujet naissant à la forme naissante. Loin d’être spectateur, le percevant est co-émergent avec ce qu’il perçoit. Varela le formulait ainsi : *« il n’y a pas de sujet préexistant, mais un couplage structurel en cours »*. L’appréhension illustre donc parfaitement l’idée d’une cognition incarnée : percevoir, c’est participer à l’événement qui se crée.
La compréhension – du latin cum-prehendere, prendre ensemble – est le geste de tenir ensemble les éléments pour leur donner une cohérence. Comprendre, c’est faire se rejoindre des fragments en un tout signifiant. Dans une perspective protokinienne, la compréhension n’est pas la clôture figée du sens dans une définition abstraite ; c’est plutôt *« se mettre en résonance avec une structure mouvante »*. Lorsque nous comprenons véritablement quelque chose, nous épousons sa forme interne, nous suivons son rythme intrinsèque au lieu de l’enfermer dans un carcan. Par exemple, comprendre une mélodie, ce n’est pas la réduire à des notes sur une partition, c’est la faire résonner en soi, mentalement ou physiquement, pour en saisir le mouvement d’ensemble. De même, comprendre un concept scientifique, ce n’est pas seulement apprendre sa définition, c’est rejouer en esprit l’intuition ou l’expérience qui lui ont donné naissance. Ainsi, la compréhension est un processus dynamique d’intégration, jamais une possession définitive. Elle implique une dimension active et incarnée : *« on ne comprend pas quelque chose comme on observerait une entité statique ; on comprend dans quelque chose, en co-naissant avec le processus vivant »*. Cette thèse rejoint explicitement le principe d’énaction de Varela et Thompson cité plus haut : connaître, c’est savoir faire, savoir continuer le processus. Au fond, « comprendre, c’est savoir continuer », disait aussi le philosophe pragmatiste John Dewey. La compréhension protokinienne est donc indissociable de l’action et de l’expérience : elle émerge de l’agir lui-même. Sur le plan des régimes, la compréhension correspond à la protokenésie : c’est le moment où le geste en cours s’inscrit dans une forme intelligible et partageable. En comprenant, on formalise suffisamment l’expérience pour pouvoir la transmettre (par des mots, des gestes d’enseignement, etc.), *« sans cesser pour autant d’être vivant »*. En effet, une compréhension vraie conserve une certaine souplesse interne, une ouverture : *« tenir ensemble sans clore, conserver une souplesse interne à la forme »*. Cette idée s’oppose à l’idéal classique de la vérité comme adéquation fixe : dans une perspective protokinienne proche du pragmatisme, comprendre c’est savoir s’orienter dans un flux, plutôt que de figer une essence éternelle. On est ici en accord avec Bergson qui voyait dans les concepts figés un appauvrissement de la réalité en mouvement – « l’intelligence se représente toujours le devenir comme déjà fait », disait-il, alors que la vraie compréhension doit embrasser le mouvement même. La compréhension protokinienne est donc toujours partielle et perfectible, car le sens reste vivant.
Ces trois gestes – préhension (prendre), appréhension (pressentir), compréhension (tenir-ensemble) – ne sont pas trois étapes séparées, mais trois aspects d’un même élan expressif. « Prendre (préhension) est un geste du corps vivant ; pressentir (appréhension) est un frémissement du seuil ; tenir avec (compréhension) est une continuité rythmique », résume un fragment du texte protokinien. Ils correspondent respectivement à l’ancrage corporel (régime protokinien), à l’exploration de l’événement naissant (régime protokinésique) et au tissage d’une cohérence partagée (inscription protokenésique). On pourrait presque les décrire comme trois « temps » d’une même rythmique : un temps d’accord initial au réel, un temps de suspens vibratoire, et un temps de tenue signifiante provisoire. Ensemble, ils décrivent ce qu’on pourrait nommer une ontogénèse expressive : la manière dont, à chaque instant, le sens naît de la matière vivante en nous.
Cette analyse permet de comprendre comment le sujet émerge lui aussi de la chaîne du geste. En effet, je suis celui qui prend, qui pressent et qui comprend – mais ce “je” n’existe qu’à travers ces actes. La subjectivité n’est pas une entité préalable qui exécuterait ces opérations ; elle se constitue dans le mouvement même de leur enchaînement. Comme le dit Varela, le soi est un événement dans la résonance organisme-milieu. Autrement dit, le sujet est immanent au geste : il est ce point de vue en première personne qui surgit quand le corps synchronise (préhension), quand l’expérience palpite d’un sens possible (appréhension), quand une signification prend forme partageable (compréhension). Dès lors, on voit que le dualisme sujet/objet se trouve dépassé dans cette continuité du geste : le sujet percevant et l’objet perçu naissent ensemble de l’acte perceptif. Merleau-Ponty affirmait à cet égard que « la conscience est inséparable de l’expérience, elle en est la modulation » – ce qui rejoint la phrase protokinienne : *« La pensée ne vient pas après l’expérience : elle est elle-même une manière de saisir, une prise douce, une forme transitoire de résonance »*. La pensée (donc l’esprit) est un geste du vécu, non un second temps distinct. L’esprit n’est plus dehors du corps : il en est la vibration signifiante.
Enfin, replacer le sens dans le geste permet d’éclairer la question du dépassement du schéma pulsionnel classique annoncée dans notre problématique. Dans la théorie freudienne, le sens (les formations de pensée, les œuvres culturelles) découle en dernière instance du travail de symbolisation des pulsions : la culture sublime les pulsions sexuelles, la société canalise l’agressivité, etc. Mais ce modèle implique toujours une forme de sacrifice du corps : la pulsion brute doit être inhibée, transformée, pour produire du sens (via les mécanismes de sublimation, de déplacement…). En mobilisant la notion de geste protokinien, nous avons au contraire montré que le sens surgit du corps sans rupture et sans reste inassimilable. Le geste excède la pulsion au sens où il ne se réduit pas à la satisfaction d’un besoin : il crée un espace où du nouveau apparaît (une signification, une forme). Là où la pulsion visait à décharger une tension, le geste, lui, vise à explorer une possibilité. Cette différence est cruciale. Par exemple, un rire peut être vu, dans une optique pulsionnelle, comme la décharge d’une excitation (thèse de Freud sur le rire comme relâchement d’une tension psychique). Mais du point de vue protokinien, le rire est surtout un geste social signifiant, porteur d’une tonalité (la joie, la moquerie, la connivence) qui modifie le rapport entre les personnes présentes. Autrement dit, le geste ouvre d’emblée un espace de sens partagé – ici le fait de rire ensemble crée de la complicité. Il n’est pas seulement l’issue d’une tension interne. En ce sens, le geste somatique porte en lui un au-delà de la pulsion : une dimension expressive irréductible au biologique immédiat. Cela ne veut pas dire que les explications pulsionnelles sont fausses, mais qu’elles manquent la part la plus créative du geste : celle par laquelle se forment du sens et du lien.
Au terme de ce parcours transdisciplinaire, nous pouvons affirmer que la théorie du Protokin – en tant que théorie du geste primordial – apporte une réponse solide à la question : « Comment dépasser le dualisme corps/esprit par une théorie du geste ? ». En recentrant l’analyse sur le geste somatique conçu comme champ de tensions et de différenciations, elle montre que ce qu’on appelait traditionnellement corps et esprit ne sont que des cristallisations provisoires au sein d’un processus unitaire. Le geste est cet acte originaire où une matière vivante se mue en forme signifiante, où un organisme éprouvant devient un sujet percevant, où un flux sensoriel devient un sens partageable. Il n’est donc plus nécessaire de postuler deux substances distinctes – l’une étendue, l’autre pensante – ni de réduire l’une à l’autre. Corps et esprit se révèlent co-émergents : ils sont les deux versants d’un même devenir du sens incarné.
En dialoguant avec Simondon, nous avons vu comment le Protokin s’inscrit dans une ontologie de la relation et de l’individuation permanente, éliminant toute fixation de l’être en dehors du devenir. Avec Merleau-Ponty et les approches énactives (Varela, Thompson), nous avons insisté sur l’inséparabilité du cognitif et du corporel : la conscience est un geste, la perception une action. Grâce à Descola et de Waal, nous avons élargi notre regard à l’anthropologie et à l’éthologie, constatant que l’opposition tranchée entre matière et esprit est un artefact culturel, alors que la continuité du vivant (empathie, communication préverbale) est une donnée observable. Finalement, en repensant la notion de pulsion via les libidos protokiniennes, nous avons intégré l’énergie vitale dans cette logique gestuelle : les « pulsions » ne sont plus envisagées comme des forces aveugles à sublimer, mais comme des orientations fondamentales du geste vers le sentir, l’imaginer, le connaître, le structurer ou le transcender.
Le dualisme corps/esprit se trouve donc dépassé non par une réduction (par exemple, tout ramener au cerveau, ou tout spiritualiser le corps), mais par une théorie intégrative du geste. Le geste est à la fois corporel (il implique le mouvement, la chair, l’énergie) et signifiant (il engendre du sens, il oriente l’attention, il exprime quelque chose) – sans coupure entre ces deux aspects. Il fournit un espace dynamique d’émergence où l’on peut simultanément voir naître une forme corporelle et une signification intentionnelle. Là réside la clé du dépassement du dualisme. En reconnaissant que « le sens naît dans la chair avant de passer dans les signes », on admet que l’esprit (le sens, la subjectivité) est enraciné dans la vie sensible et ne lui est pas étranger.
Une telle perspective ouvre de nombreux prolongements. Elle invite par exemple à repenser la pédagogie (apprendre, c’est faire l’expérience corporelle du sens, non absorber des idées désincarnées), la thérapie (soigner le psychisme passe par le geste, le rythme, la reconnection au corps), ou encore la philosophie de l’esprit (la conscience n’est pas un module neuronal isolé, mais un être-au-monde gestuel). Elle rejoint aussi des préoccupations politiques et éthiques contemporaines : face à la tentation techniciste de détacher l’humain de son milieu (esprit numérisé vs corps machine), la théorie du geste rappelle l’importance de l’incarnation et de la co-présence. Nous ne sommes pas des esprits dans des machines, mais des gestes vivants pris dans le tissu du monde. En dépassant le vieux dualisme, on peut peut-être réapprendre à penser l’humain comme unité – une unité rythmique et mouvante, faite d’équilibre et de déséquilibre, d’ordre et de spontanéité, à l’image du cœur battant au rythme de l’existence.
Bergson, Henri. Matière et mémoire. Paris : PUF, 1896.
Descola, Philippe. Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard, 2005.
James, William. Essays in Radical Empiricism. New York : Longmans, Green & Co, 1912 (trad. fr. Essais d’empirisme radical, Paris : Flammarion, 2017).
Merleau-Ponty, Maurice. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard, 1945.
Merleau-Ponty, Maurice. Le Visible et l’Invisible. Paris : Gallimard, 1964.
Simondon, Gilbert. L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Thèse, 1958 (éd. J. Millon, 2005).
Simondon, Gilbert. L’Individuation psychique et collective. Paris : Aubier, 1989.
Stiegler, Bernard. La Technique et le Temps 1 : La faute d’Épiméthée. Paris : Galilée, 1994.
Varela, Francisco; Thompson, Evan; Rosch, Eleanor. L’inscription corporelle de l’esprit : sciences cognitives et expérience humaine. Paris : Seuil, 1993. (Titre original : The Embodied Mind, 1991).
de Waal, Frans. L’Âge de l’empathie : les leçons de la nature pour une société plus solidaire. Paris : Les Liens qui libèrent, 2010 (éd. orig. 2009).