Palantir Technologies s’est imposée comme un acteur majeur de l’analyse de données et de l’intelligence artificielle appliquée, en particulier auprès des gouvernements et grandes entreprises. Ces dernières années, l’entreprise a mis en avant dans sa communication un concept central : l’« ontologie ». Dans ses présentations de produit, lettres aux actionnaires et prises de parole de dirigeants, Palantir utilise ce terme issu de la philosophie pour décrire le coeur de sa plateforme logicielle Foundry. Il s’agit bien plus qu’un simple effet de style : cette « ontologie » renvoie à une promesse d’organisation totale du savoir de l’entreprise utilisatrice, un jumeau numérique de ses opérations et de sa réalité. Comment Palantir redéfinit-il le mot ontologie dans son univers logiciel et marketing ? En quoi cette utilisation diffère-t-elle du sens en informatique ou en philosophie, et quelles connotations politiques peut-elle revêtir ? Il convient d’analyser le rôle rhétorique de ce terme – conférant une aura d’autorité et de maîtrise technique – et ses effets sur les clients et partenaires de Palantir. Surtout, il importe d’examiner les implications d’une telle ontologie pour le rôle de l’humain dans les organisations : assiste-t-on à une désintermédiation et automatisation accrues, l’humain étant réduit à superviser des agents artificiels ? Enfin, les conséquences sociales, éthiques et politiques d’une conception aussi totalisante – allant vers une possible gouvernance algorithmique où l’initiative humaine tend à s’effacer au profit des plateformes – doivent être interrogées. Plusieurs philosophes, chercheurs et ingénieurs commencent à formuler des critiques de cette vision ontologique promue par Palantir. Cette analyse critique s’appuiera sur des exemples concrets tirés des communications de Palantir (transcriptions, blogs, lettres publiques) ainsi que sur des analyses externes, afin d’évaluer ce que recouvre réellement cette « ontologie » Palantirienne, et en quoi elle s’inscrit dans – ou heurte – de plus larges courants philosophiques (on évoquera au besoin Heidegger, Simondon, Foucault, C.S. Lewis, etc.).
Pour Palantir, le mot ontologie désigne avant tout un artefact logiciel au coeur de sa plateforme Foundry. La documentation et les présentations de Palantir décrivent l’ontologie comme une couche opérationnelle représentant en temps réel les entités et activités de l’organisation cliente. Concrètement, l’ontologie Palantir est un modèle unifié qui intègre toutes les données de l’entreprise (provenant de multiples systèmes) et les relie à leurs équivalents dans le monde réel : actifs physiques (usines, machines, produits), concepts métier (commandes, transactions financières), relations (liens entre objets) et actions ou événements opérationnels. Palantir évoque volontiers un « jumeau numérique » de l’organisation, c’est-à-dire une représentation dynamique et exploitable de tout ce qui la constitue, de ses « objets » à ses processus. Cette ontologie se veut « une interface commune pour tous les workflows » de l’entreprise, reliant les données granulaires aux décisions et applications qui en découlent.
En d’autres termes, Palantir Foundry fournit une couche sémantique et cinétique unifiée au sommet des actifs numériques de l’organisation. La partie sémantique correspond aux « noms » du domaine (objets, propriétés, liens qui définissent la structure et les relations internes) tandis que la partie cinétique correspond aux « verbes » (actions, fonctions, règles métier qui modélisent les processus de changement). L’ensemble forme une représentation cohérente, où l’on peut par exemple définir un objet Usine avec ses attributs et le lier à d’autres objets comme Centre de distribution, Fournisseur ou Client, puis spécifier des actions (par ex. réaffecter des stocks, planifier une maintenance) pouvant être déclenchées dans ce réseau d’objets.
Palantir présente cette ontologie comme la colonne vertébrale de ses plateformes, « le coeur de Palantir Foundry », apportant « les éléments sémantiques, cinétiques et dynamiques de votre entreprise » dans un cadre unique. L’objectif affiché est de briser les silos de données et de permettre une prise de décision informée à tous les niveaux, grâce à une source de vérité commune. Palantir insiste ainsi sur le fait que l’ontologie n’est pas un simple catalogue de données ou un schéma statique, mais un modèle actionnable et évolutif : il capture la réalité changeante de l’entreprise et s’adapte en continu aux nouvelles données, nouveaux liens ou nouveaux processus. Chaque décision prise (par un humain ou par une IA) peut être enregistrée dans l’ontologie et ainsi devenir à son tour une donnée exploitable – créant un système à rétroaction qui apprend de l’expérience.
En somme, Palantir donne au terme ontologie un sens très appliqué : il s’agit d’une modélisation totale de l’organisation, englobant la dimension informative (les données ou descriptions d’objets), la dimension logique (les règles et modèles de décision) et la dimension active (les actions entreprises sur le terrain). Cette approche dépasse l’entrepôt de données traditionnel : « L’Ontology est conçue pour représenter les décisions de l’entreprise, pas simplement les données », explique Palantir. On voit déjà poindre l’ambition considérable derrière cette idée : faire de l’organisation un système entièrement descriptible et programmable, où chaque élément de *« ce qui est » et de *« ce qui se fait » est explicitement défini dans le logiciel.
Le mot ontologie n’est pas une invention de Palantir, et son utilisation technico-marketing s’appuie sur deux acceptions préexistantes : l’une issue de l’informatique, l’autre de la philosophie. En informatique et sciences de l’information, une ontologie désigne classiquement un *« modèle de données contenant des concepts et des relations, permettant de modéliser un ensemble de connaissances dans un domaine donné »*. Autrement dit, c’est un schéma explicite qui formalise un domaine (par ex. une ontologie médicale définira les types d’entités – patients, médicaments, maladies – et les relations entre ces entités). Ce terme a notamment été popularisé dans le contexte du Web sémantique dans les années 1990, avec l’idée de structurer les données pour les rendre compréhensibles par les machines. L’ontologie informatique est donc avant tout un outil de représentation formelle des connaissances d’un domaine.
À l’inverse, en philosophie, l’ontologie est une notion beaucoup plus vaste et fondamentale : c’est la branche de la métaphysique qui s’interroge sur l’être en tant qu’être. Classiquement, « Qu’est-ce que l’être ? » est la question inaugurale de l’ontologie. Il s’agit d’identifier les catégories fondamentales de ce qui existe et les structures les plus générales du réel. Depuis Parménide, Platon, puis Aristote et toute la tradition métaphysique, l’ontologie cherche ce qui est nécessairement vrai de tout être (les « premiers principes », l’ousia ou essence, etc.). On est ici dans une spéculation très générale, bien éloignée a priori des bases de données d’entreprise. Il est notable que Palantir ait choisi ce terme philosophique : cela confère à son produit une connotation de profondeur ontologique, comme s’il s’agissait de toucher à la nature même de la réalité de l’entreprise.
Entre ces deux pôles – l’ontologie informatique (pragmatique et circonscrite à un domaine) et l’ontologie philosophique (fondamentale et universelle) – se glisse possiblement une troisième acception, plus politique ou idéologique. Par ontologie politique, on pourrait entendre l’ensemble des postulats sur ce qui « existe » et compte dans l’ordre social et politique. Par exemple, le libéralisme classique repose sur une ontologie politique où l’individu et ses droits sont premiers, tandis que le marxisme conçoit une ontologie où les classes sociales et les rapports de production sont des entités réelles et déterminantes. Dans le cas de Palantir, l’entreprise semble promouvoir une vision du monde où « tout ce qui existe, c’est de la donnée intégrable et actionnable », c’est-à-dire une ontologie très technocratique du social. Alex Karp (PDG de Palantir) et Peter Thiel (cofondateur) donnent à ce projet des accents quasi-civilisationnels : selon l’analyse du chercheur Andrea Venanzoni, *« le plan ontologique d’Alex Karp et Peter Thiel [vise] à créer un État digital »*. Cette formule, qui fait référence à un article récent du Grand Continent, suggère que Palantir cherche à refonder la façon dont l’État (et par extension, les grandes organisations) conçoivent la réalité : en la rendant intégralement numérisée, traçable et gouvernable par algorithmes.
Il y a donc une sorte de glissement sémantique orchestré par Palantir : on part d’une ontologie logicielle (au sens de modélisation des données d’un domaine), mais on la charge d’une portée presque ontologique au sens fort. Palantir propose aux dirigeants une reformulation de la réalité de leur organisation en un modèle calculable – ce qui évoque inévitablement l’ambition philosophique de saisir l’essence des choses, et l’ambition politique de recréer un ordre (ici un ordre algorithmique) qui maîtriserait complètement le réel. On peut parler à ce titre d’une forme d’idéologie technique où la frontière entre la description (informatique) et la prescription (politique) s’estompe : décrire totalement une organisation dans l’ontologie, c’est déjà orienter la façon dont elle sera gouvernée. Palantir ne vend pas qu’un logiciel, mais une certaine vision du monde où “ce qui existe” pour une entreprise ou un État, ce sont les objets et relations que leurs plateformes ont définis et intégrés.
Si Palantir a choisi le terme d’ontologie, c’est aussi pour son impact rhétorique. Dans ses communications, l’entreprise l’emploie de manière à se démarquer du jargon tech habituel, et à conférer une impression d’autorité intellectuelle. Un exemple frappant en est fourni par la récente lettre aux actionnaires d’août 2025. Alex Karp y affirme que *« toute la valeur du marché ira aux puces (chips) et à ce que nous appelons l’ontologie »*. En plaçant l’« ontologie » au même rang que les avancées matérielles en semi-conducteurs, Karp suggère que Palantir détient un élément technologique aussi fondamental que le hardware de nouvelle génération. Cette tournure peu commune a suscité des réactions perplexes – qualifiée par certains observateurs de “bizarre” – mais elle a le mérite d’attirer l’attention et de poser l’ontologie comme le concept-clé du futur selon Palantir.
Sur le plan marketing, Palantir oppose son ontologie à d’autres approches de l’IA de manière très rhétorique. Par exemple, le directeur des revenus de Palantir, Ryan Taylor, a déclaré lors de l’appel investisseurs du 2ᵉ trimestre 2025 que les grands modèles de langage (LLM) ne sont souvent « qu’une intelligence en dents de scie, dépourvue de véritable compréhension ». À l’inverse, ajoute-t-il, *« notre ontologie est de la compréhension pure, concrétisée dans le logiciel. C’est la réalité, pas de la rhétorique »*. Ici, la formulation est hautement calculée : Palantir se positionne comme détenteur de la « compréhension pure », par opposition à la hype autour des IA génératives qui seraient creuses sans contexte. En proclamant « This is reality, not rhetoric » (“c’est la réalité, pas du discours creux”), Palantir use précisément de rhétorique pour disqualifier par avance toute critique – une sorte de préemption performative. Le choix du mot ontologie prend tout son poids : il s’agit de revendiquer la connaissance vraie (réalité) face aux simples mots ou promesses des concurrents. On perçoit ici un effet d’autorité : le vocabulaire philosophique, employé avec assurance, donne à Palantir une image de sérieux presque académique, loin de la Silicon Valley frivole.
Par ailleurs, Alex Karp émaille fréquemment ses discours de références philosophiques ou historiques, renforçant cette aura. Dans la même intervention de 2025, il a mis en garde contre une acceptation naïve de toutes les opinions, en citant explicitement The Abolition of Man (1943) de C. S. Lewis, et son concept d’“hommes sans poitrine” (men without chests). Karp a expliqué que ces “hommes sans poitrine” – métaphore de dirigeants amoraux ou sans convictions – *« promettent de nous guider vers l’avenir mais manquent de substance, n’étant guère plus que des intendants administratifs »*. Il sous-entend ainsi que Palantir, porteur d’une vision forte (et d’une ontologie solide), ne commettra pas cette erreur de tiédeur. L’effet recherché sur les clients et partenaires est clair : en s’érigeant en parangon de clarté morale et stratégique (le tout sur fond de philosophie classique), Palantir se donne une légitimité intellectuelle supérieure à celle d’un simple fournisseur de logiciels.
Cette rhétorique de l’ontologie sert aussi une promesse de maîtrise totale. Palantir fait miroiter à ses clients qu’en adoptant Foundry et son ontologie, ils accéderont à un degré de contrôle inédit sur leur organisation. Toute la complexité serait domptée dans un modèle unifié, permettant de « découvrir quoi que ce soit à partir des données, même si tout se trouve au même endroit », là où traditionnellement l’entropie informationnelle noie les décideurs. On retrouve ici un argument quasi-magique : votre organisation peut devenir omnisciente sur elle-même grâce à l’ontologie. Les dirigeants entendent par là une promesse de décision parfaite, guidée par une vision globale et en temps réel de leurs opérations. Cela engendre un effet d’optimisme technologique (technosolutionnisme) où tout problème apparaît soluble par la bonne intégration des données et une couche ontologique bien conçue.
Enfin, employer un terme aussi peu commun dans le monde de l’entreprise suscite la curiosité et force à demander des explications – créant ainsi un avantage compétitif dans le discours. Palantir se distingue de concurrents qui parleraient de “data fabric” ou de “knowledge graph” en utilisant un mot plus noble et énigmatique. Cela incite clients et médias à reprendre ce mot, à chercher à le comprendre, bref à adopter le langage de Palantir. En imposant son vocabulaire, Palantir impose en partie sa manière de penser l’organisation. On constate donc que le choix du terme « ontologie » relève d’une stratégie rhétorique visant à élever le débat (sur le terrain d’idées plus générales) tout en rassurant sur la sophistication de la solution proposée. C’est un discours à double face : à la fois très technique (presque ésotérique pour les non-initiés) et très philosophique, ce qui confère à Palantir un prestige difficile à contester sur le seul terrain de la technologie ordinaire.
Si l’ontologie de Palantir tient sa promesse, elle transforme en profondeur la manière dont les humains travaillent au sein des organisations équipées de ces outils. En intégrant données, logique et actions dans un même cadre, Foundry vise à automatiser de nombreux flux de travail et à guider la décision de bout en bout. Cela entraîne d’abord une désintermédiation : les traditionnels courtiers de l’information ou « passerelles » humaines peuvent devenir moins indispensables. Par exemple, au lieu que chaque département n’ait son propre analyste produisant des rapports à transmettre hiérarchiquement, l’ontologie permet de connecter directement les données de tous les services et de les rendre disponibles en self-service (via des tableaux de bord ou des alertes automatiques) à qui en a besoin. Les silos organisationnels s’aplanissent, ce qui peut être vu positivement (meilleure circulation de l’information) mais signifie aussi que certains rôles intermédiaires peuvent être réduits.
Ensuite, l’automatisation est encouragée par la structure même de l’ontologie. Puisqu’elle modélise les actions possibles et les relie aux données et évènements, il devient naturel d’implémenter des agents automatiques qui déclenchent certaines actions selon des conditions préétablies. Palantir souligne que son système peut « orchestrer des processus décisionnels » et même synchroniser l’exécution des décisions vers les systèmes existants ou les appareils de terrain. Dans un scénario avancé, une fois que les paramètres sont en place, de nombreuses décisions courantes pourraient être prises sans intervention humaine directe : par exemple, réaffecter automatiquement des stocks entre entrepôts si l’ontologie signale une pénurie dans l’un et un surplus dans l’autre, en respectant les règles validées par la direction. Ainsi, la boucle OODA (observer, orienter, décider, agir) peut se voir en grande partie confiée au système, l’humain étant informé a posteriori ou sollicité uniquement pour les arbitrages exceptionnels.
Le risque est alors une réduction du rôle humain à la supervision. Les employés deviennent les gardiens du bon fonctionnement de l’algorithme, intervenant en cas d’anomalie ou pour entériner des décisions proposées par l’IA. Palantir promeut d’ailleurs l’idée de « copilotes » IA travaillant aux côtés des humains sur la base de l’ontologie commune. Dans ce modèle, l’humain est toujours « dans la boucle », mais son travail se mue en un travail de méta-contrôle : surveiller les suggestions de l’IA, ajuster les paramètres si nécessaire, et gérer les rares situations que le modèle n’aurait pas prévues. On peut y voir une évolution positive – l’humain délègue les tâches ingrates et se concentre sur le contrôle stratégique – mais aussi négative, dans la mesure où l’initiative et l’expertise humaines peuvent s’étioler. Si, jour après jour, la plupart des décisions sont prises par le système, les gestionnaires risquent de perdre le sens critique et la capacité d’imaginer des solutions hors cadre du modèle. Le savoir-faire peut migrer des têtes vers la machine, conduisant à des opérateurs très spécialisés dans l’usage de l’outil, mais moins dans le métier sous-jacent.
Un autre effet connexe est la standardisation des pratiques. Quand toutes les équipes utilisent le même “langage ontologique” et les mêmes métriques pour piloter leurs actions, il y a moins de place pour des approches empiriques variées ou pour l’improvisation créative. L’ontologie fixe en quelque sorte une ontologie du travail lui-même, avec ses objets et processus normatifs. L’humain se conforme au modèle autant que le modèle est censé s’adapter à l’humain. Ici, on peut mobiliser la réflexion du philosophe de la technique Gilbert Simondon : ce dernier prônait une harmonisation entre l’homme et la machine, où l’homme reste le médiateur inventif qui configure la machine selon les besoins réels. Si au contraire la machine (ici le logiciel ontologique) impose sa logique, l’humain devient un simple surveillant qui “s’assure que la machine tourne bien” – un état de fait que Simondon aurait probablement critiqué comme une aliénation si l’humain n’a plus de rôle créatif dans le processus technique.
En termes de désintermédiation hiérarchique, il est également possible que l’ontologie Palantir conduise à aplatir certaines structures. Puisque l’information pertinente peut remonter automatiquement jusqu’aux décideurs de haut niveau (via des alertes ou des indicateurs temps réel) sans passer par toute la chaîne de commandement, on peut imaginer que le management intermédiaire perde de son pouvoir traditionnel de filtrage/synthèse de l’information. Cela peut renforcer un contrôle direct depuis le sommet, basé sur les tableaux de bord fournis par Palantir – avec le danger d’un micro-management algorithmique s’il est mal employé. Les employés de terrain pourraient se voir dicter leurs priorités par des recommandations issues du système, réduisant leur marge de manoeuvre et leur jugement local.
En résumé, l’adoption de l’« ontologie » Palantir s’accompagne d’une redistribution des rôles : moins de collecteurs et analystes humains, plus d’automatismes pour agréger et décider, et des humains recentrés sur la validation et la supervision de systèmes. C’est, au fond, l’idéal de la “société cybernétique” des théoriciens des années 1960 poussé à l’ère du big data : l’organisation comme un système auto-régulé, où l’humain n’intervient qu’en dernier recours. Un tel scénario doit toutefois être nuancé : dans la pratique, les déploiements de Palantir rencontrent la complexité du réel et nécessitent encore énormément de travail humain (intégration des données, ajustement du modèle aux besoins métiers, interprétation des résultats, etc.). Mais la tendance générale va bien dans le sens d’une diminution de la part d’arbitraire ou d’empirisme individuels dans la prise de décision, au profit d’une formalisation algorithmique. Certains y verront un progrès rationalisateur, d’autres une perte en flexibilité et en initiative humaine spontanée.
La généralisation du modèle ontologique de Palantir dans les organisations pose des questions allant au-delà de l’efficacité opérationnelle : elle touche aux modes de gouvernance et aux valeurs qui les sous-tendent. Si une entreprise ou un État se repose massivement sur un système d’IA intégré pour orienter ses choix, on bascule vers ce que la juriste Antoinette Rouvroy nomme la « gouvernementalité algorithmique », c’est-à-dire un art de gouverner où la décision politique classique cède le pas à la gestion par les nombres et les calculs. Une telle évolution pourrait entraîner rien de moins qu’une « mort du politique », selon l’expression de Rouvroy, car les débats, les délibérations contradictoires et la prise en compte des singularités cèderaient la place à l’application mécanique de ce que les données suggèrent.
Concrètement, les conséquences sociales d’une organisation pilotée par une ontologie se manifestent par une plus grande transparence (ou surveillance) interne et externe. Palantir est notamment connu pour ses contrats avec des gouvernements dans des domaines de sécurité et de renseignement (police, immigration, défense). Ses outils comme Gotham agrègent des données personnelles massives pour détecter des liens, prédire des risques, etc. L’ontologie rend ces croisements d’autant plus puissants qu’elle est pensée pour tout englober. Du point de vue des libertés publiques, cela peut mener à une sorte de panoptique numérique où chaque individu, chaque transaction, chaque événement devient une entrée dans l’ontologie d’État, consultable et exploitable par les autorités. La société civile s’inquiète depuis longtemps de l’opacité et du potentiel intrusif de Palantir dans ce registre (par ex. en Europe, des associations ont porté plainte contre l’usage de Palantir par la police, invoquant la menace d’une surveillance de masse contraire aux droits fondamentaux). L’ontologie, en centralisant toutes les données, amplifie ce pouvoir de surveillance.
Un autre enjeu est la biais et la justice algorithmique. L’ontologie de Palantir, aussi complète soit-elle, n’est pas neutre : elle reflète les choix de modélisation de ses concepteurs et de ses clients. Quels indicateurs privilégier, quelles relations définir comme pertinentes, quels scénarios d’action automatiser – tout cela comporte des choix de valeur. Par exemple, si une ville utilise Palantir pour allouer ses ressources policières, et que l’ontologie est bâtie sur des données historiques biaisées (concentrant la surveillance sur certains quartiers), elle risque de reproduire voire renforcer des discriminations. La gouvernance par l’ontologie pourrait alors figer des injustices sous couvert d’objectivité technique. L’absence de contrôle démocratique direct sur ces systèmes est problématique : qui valide le « savoir incorporé » dans l’ontologie ? Des ingénieurs de Palantir ? Des décideurs publics formés à peine quelques jours à l’outil ? On voit poindre la question de la légitimité : le pouvoir de cadrer la réalité (via l’ontologie) est en soi un pouvoir politique considérable, exercé par des acteurs technologiques peu visibles du grand public.
Sur le plan éthique du travail, la transformation des métiers évoquée plus haut (supervision au lieu d’action) peut affecter le sens que les employés trouvent à leur travail. Si la plupart des décisions viennent d’un système, les travailleurs peuvent éprouver un sentiment de dépossession de leur expertise, voire d’aliénation. On pourrait voir émerger un technostress face à l’exigence de se conformer aux indicateurs et signaux émis par l’ontologie. À l’extrême, dans un scénario de « bureaucratie algorithme », les ordres proviennent d’un écran plutôt que d’un supérieur hiérarchique humain. Cela rappelle les analyses de Max Weber sur la bureaucratie, ou celles plus contemporaines sur l’uberisation : ici, ce n’est plus un manager qui surveille en continu l’employé, c’est un tableau de bord de productivité qui peut sanctionner ou orienter ses actions. L’initiative personnelle, l’expérimentation locale, risquent d’être perçues comme des entorses au processus optimal calculé. On retrouve alors la crainte d’une « déshumanisation » du travail.
Du point de vue politique global enfin, la montée en puissance de plateformes privées comme Palantir dans le pilotage des affaires publiques pose la question de la souveraineté et du pouvoir des plateformes. Palantir, entreprise américaine issue de financements de la CIA, a été décrite comme *« le marchand d’armes de l’IA de l’Ouest »*, armant les États occidentaux de ses algorithmes. Si des pans entiers de l’administration (défense, santé, fiscalité…) dépendent d’elle, qui contrôle qui ? En 2025, Palantir a remporté un contrat géant de 10 milliards de dollars avec le Pentagone et s’est placée comme fournisseur central de l’OTAN, *« accentuant ainsi la dépendance technologique de la défense des pays européens vis-à-vis des géants américains de la tech »*. Ce constat, rapporté par Le Monde et Le Grand Continent, illustre un transfert de pouvoir : du public vers le privé, du local vers le transnational. Une plateforme comme Palantir devient quasi-incontournable, au point qu’on a pu la comparer à une nouvelle forme d’infrastructure critique (au même titre que l’électricité ou internet). Le danger est que des décisions régaliennes soient en pratique conditionnées par les analyses et outils d’une entité commerciale opaque. En cas de désaccord, de bug, ou de suspension de service, que reste-t-il de la capacité d’action autonome de l’État client ?
Enfin, la conception palantirienne de l’ontologie touche à des enjeux de philosophie politique profonde : veut-on d’un État ou d’une entreprise qui fonctionnent comme une machine optimisatrice, où la raison instrumentale domine ? Des auteurs comme Hannah Arendt ou Jacques Ellul ont mis en garde contre la tentation de la “solution technique” à toutes choses, qui évacue le débat de valeurs. Palantir, en promettant une sorte d’État digital optimisé, pourrait contribuer à ce que certains nomment le « despotisme soft de l’algorithme » : on n’obéit plus à des lois débattues mais à des procédures calculées. Le philosophe Michel Foucault aurait sans doute analysé Palantir en termes de savoir-pouvoir : celui qui structure le savoir (les données, les catégories ontologiques) exerce de fait le pouvoir sur les comportements. À l’extrême, on peut craindre une société d’“hommes sans poitrine” au sens de C. S. Lewis, c’est-à-dire d’individus ayant renoncé à leur jugement moral propre, s’en remettant aux indicateurs techniques pour décider du juste et de l’utile. Lewis voyait dans un tel avènement (qu’il associait à la domination de la technoscience) l’abolition de l’homme en tant qu’être libre et responsable. Ce parallèle peut sembler dramatique, mais il souligne l’enjeu éthique ultime : une ontologie totale risque de tout calculer sauf ce qui fait la dignité imprévisible de l’humain.
Face à l’ampleur des implications de la « révolution ontologique » prônée par Palantir, des voix critiques se sont élevées, provenant aussi bien de la philosophie que du monde de la technologie ou de la science politique. L’une des critiques les plus percutantes vient du philosophe Alberto Toscano, qui analyse Palantir sous l’angle de la montée d’un nouvel autoritarisme techno-sécuritaire. Toscano, s’appuyant sur le travail du chercheur en technologies Jathan Sadowski, affirme que *« depuis sa création, Palantir a pour objectif de fournir […] la “couche ontologique” du fascisme, en contribuant à donner une réalité matérielle à ses objectifs idéologiques »*. Cette formule choc signifie que Palantir apporterait aux mouvements nationalistes autoritaires l’infrastructure numérique pour réaliser concrètement leur projet politique (surveillance de masse, tri des populations, gestion policière centralisée). La violence étatique trouverait dans l’ontologie Palantir un outil de fusion inédit avec l’analyse de données : un modèle d’affaires « dystopique […] qui promet de fusionner l’analyse des données et la violence étatique », selon Toscano. On le voit, la critique porte ici sur la finalité politique de l’outil : derrière l’argument de l’efficacité, se cacherait un projet de renforcement sans précédent des moyens de répression et de domination, le tout ancré dans une vision du monde paranoïaque héritée de la “war on terror” et des fantasmes de toute-puissance technologique.
D’autres analystes soulignent le discours quasi-messianique de Palantir. La publication Le Grand Continent a noté en 2025 la dimension idéologique des communications de Karp et Thiel : « Aux avant-postes de l’empire algorithmique […] vendre de “l’ontologie” pour réduire à néant les “hommes sans poitrine” », écrivait ironiquement Andrea Venanzoni à propos de leurs dernières lettres aux actionnaires. Il pointait ainsi la tendance de Palantir à se présenter comme le remède aux élites jugées décadentes ou irrésolues, via un nouvel impératif technologique. En effet, dans son livre The Technological Republic (2024), Alex Karp déplore que les élites « woke » et les contestataires auraient « émasculé l’Occident » et affaibli son élan technologique – un discours mêlant ressentiment culturel et promotion commerciale. Des commentateurs voient là un mélange dangereux des genres : Karp transforme son idéologie (très marquée à droite, anti-“woke”) en un argument de vente pour Palantir, proposant sa technologie comme instrument de restauration de la puissance occidentale. Cette collusion entre le marketing de l’ontologie et la culture war américaine a de quoi inquiéter, car elle suggère qu’adopter Palantir n’est pas anodin politiquement.
Du côté des ingénieurs ou praticiens, les critiques existent également, quoique souvent plus discrètes (beaucoup de clients de Palantir sont tenus à la confidentialité). On trouve néanmoins des témoignages d’anciens employés ou utilisateurs qui relativisent fortement le vernis philosophique. Sur des forums, l’enthousiasme est parfois douché par la réalité : « The difference between a normal dataset and an ontology object is that ontology object works faster. It is a terrible software. Not user friendly », écrivait un utilisateur sur Reddit, exaspéré par la complexité du système. Cette remarque souligne que l’ontologie Palantir, malgré son concept élégant, peut s’avérer ardu à mettre en oeuvre. Construire le fameux jumeau numérique nécessite de modéliser avec précision tous les aspects du métier – un travail de fourmi, souvent mené par les consultants Palantir eux-mêmes auprès du client. Des ingénieurs ont pu dénoncer un risque de dépendance : le client devient tributaire de Palantir pour maintenir et ajuster son ontologie, car peu de personnes en interne en maîtrisent les arcanes. Ainsi, derrière la promesse d’outiller les équipes se cacherait parfois une boîte noire maîtrisée surtout par le fournisseur.
Sur le plan de la théorie de l’IA, certains chercheurs pointent une surenchère rhétorique de Palantir face à la vague des IA génératives. Opposer frontalement ontologie et LLM (comme dans la citation de Ryan Taylor) peut sembler simpliste – en réalité, de plus en plus de travaux cherchent à marier les grands modèles avec des connaissances structurées (on parle de hybrid AI). Palantir, en prônant son approche comme la « vraie compréhension », fait fi des progrès possibles des modèles connexionnistes. Cela a conduit des spécialistes de l’IA à juger Palantir peu innovant scientifiquement tout en étant excellent pour empaqueter des solutions éprouvées dans un récit séduisant. En somme, le concept d’ontologie serait pour eux un habillage marketing d’idées de modélisation déjà connues (bases de connaissances, graphes, etc.), habillage qui impressionne les décideurs non techniques mais n’apporte pas une révolution algorithmique en soi.
Enfin, du côté des penseurs de la technique, on peut établir des parallèles instructifs. Martin Heidegger, par exemple, critiquait la technologie moderne comme une Ge-stell (dispositif d’arraisonnement) qui révèle le monde uniquement comme “fonds disponible” (des ressources à exploiter). La méga-ontologie de Palantir s’inscrit parfaitement dans cette tendance : elle transforme chaque élément d’une organisation en ressource informationnelle mobilisable, chaque personne en noeud de données, chaque action en événement journalisé. Tout ce qui ne se prête pas à cette quantification tend à être ignoré ou éliminé du tableau de bord – au risque d’un réductionnisme extrême. Heidegger aurait sans doute vu dans l’ontologie Palantir une illustration de la manière dont la tech contemporaine oublie l’Être au profit de l’étant calculable. Il mettait en garde contre une telle vision totalisante, qui peut faire perdre de vue la question plus essentielle du sens de notre être-au-monde.
De son côté, Michel Foucault aurait pu analyser Palantir comme un nouvel avatar du biopouvoir et des technologies de gouvernement. Palantir fournit les outils pour un contrôle fin des populations (par la data) et pour une nouvelle raison gouvernementale centrée sur la prédiction du comportement. Son ontologie peut être vue comme un dispositif disciplinaire globalisant, un peu à la manière d’une prison panoptique numérique ou d’une société de contrôle à la Deleuze (post-disciplinaire, modulable en temps réel). Foucault parlait de “tout voir, tout savoir pour tout pouvoir” – l’ambition affichée de Palantir d’« intégrer toutes les modalités de données en une représentation de la réalité de l’entreprise » correspond parfaitement à ce rêve de vision omnisciente, dont Foucault nous a appris à nous méfier en raison de ses effets de normalisation et de domination subtile.
Enfin, évoquons Gilbert Simondon une fois de plus : lui qui prônait une invention collective et une plasticité dans la relation homme-machine, que dirait-il d’un système qui, une fois paramétré, tend à figer les rôles et les informations dans une ontologie centralisée ? Simondon valorisait l’individuation (le processus par lequel individus et groupes se forment et se transforment en relation avec leur milieu technique). Or un système ontologique fermé risque de limiter l’individuation : si tout est pré-catégorisé, pré-rationalisé, l’individu a moins d’occasions d’inventer de nouvelles relations ou de redéfinir son rôle. On pourrait alors parler d’une “désindividuation” potentielle, où l’humain n’est plus qu’un élément d’un méta-organisme informationnel orchestré par ailleurs. Certes, Palantir argue que son ontologie évolue en permanence et intègre les retours des utilisateurs, ce qui laisse une place à l’humain. Mais tout dépend de qui a le pouvoir de modifier l’ontologie : est-ce chaque utilisateur de base (probablement pas), ou une équipe centrale de “méta-décideurs” ? Si c’est la seconde option, on assiste à la constitution d’une technostructure restreinte qui façonne l’environnement de travail de tous les autres. Là encore, un enjeu de pouvoir interne se pose.
En définitive, les critiques existantes ou émergentes convergent sur un point : l’exigence de vigilance face au discours enchanté de Palantir. L’ontologie, présentée comme un simple outil neutre de compréhension et d’optimisation, véhicule en réalité une vision du monde particulière – avec des gagnants (ceux qui contrôlent les données et les algorithmes) et des perdants (ceux qui les subissent sans transparence). Philosophes, sociologues, experts en éthique numérique nous invitent à déconstruire ce récit pour y déceler les rapports de force et les choix de société qu’il induit.
En examinant de près la manière dont Palantir mobilise le concept d’« ontologie », on mesure combien un terme peut cristalliser les promesses et les périls de la transformation numérique de nos organisations. Pour Palantir, l’ontologie est à la fois un atout technologique (un modèle unifié de données et d’actions sans équivalent sur le marché, selon l’entreprise) et un levier narratif puissant (faire miroiter une compréhension totale, quasi philosophique, du réel organisationnel). Cette double nature – technique et rhétorique – explique son rôle central dans la stratégie de marque de Palantir. L’entreprise a réussi à imposer cette notion dans le débat, au point que ses concurrents et partenaires sont amenés à discuter de “leur ontologie” ou de la nécessité d’une telle couche sémantique, validant ainsi l’intuition initiale de Palantir.
Cependant, l’analyse critique révèle l’envers du décor. Ce qui est présenté comme un outil de *« compréhension pure »* et de maîtrise absolue peut aussi être lu comme un instrument de contrôle absolu. En ontologisant une organisation, on la rend certes plus intelligible et efficiente, mais on la rend aussi potentiellement plus inflexible, plus déshumanisée, et on déplace le pouvoir vers ceux qui définissent l’ontologie. Les clients de Palantir doivent garder à l’esprit que formaliser, c’est choisir : les catégories de l’ontologie ne tomberont pas du ciel platonicien des Idées pures, elles seront le produit de décisions bien terrestres, avec des biais, des angles morts et des effets politiques. Une « ontologie d’entreprise » peut devenir une idéologie d’entreprise inscrite dans le code, pour le meilleur et pour le pire.
Socialement et politiquement, l’essor de ces ontologies intégrales s’inscrit dans une tendance plus large de notre époque : la foi dans la gouvernance par les données. Cette foi n’est pas sans rappeler les utopies technocratiques du XXᵉ siècle, revigorées par les capacités nouvelles du numérique. Mais comme l’indiquent les critiques contemporaines – de la gouvernementalité algorithmique selon Rouvroy à la dénonciation d’une couche ontologique du fascisme selon Toscano –, nous devons interroger les valeurs et les finalités qui se cachent derrière l’apparente neutralité de la technologie. L’ontologie de Palantir promet *« la réalité, pas la rhétorique »*, or il apparaît que cette réalité-là est construite selon une certaine rhétorique du pouvoir technologique.
Pour conclure, il ne s’agit pas de diaboliser l’innovation que représente l’ontologie Palantir – celle-ci apporte indéniablement des avancées en matière de coordination de l’information et peut, si elle est bien utilisée, aider à résoudre des problèmes complexes plus rapidement. Il s’agit plutôt d’appeler à une lucidité critique : qui contrôle l’ontologie contrôle en grande partie la narrative et les décisions d’une organisation. Les décideurs et citoyens devraient exiger de la transparence sur ces modèles, une redevabilité des algorithmes, et conserver des espaces de jugement humain non réductibles à ce qu’une base de données, si sophistiquée soit-elle, peut capter. Comme l’écrivait C. S. Lewis, les « hommes sans poitrine » – ces gestionnaires purement technocratiques dépourvus de boussole morale – *« promettent de nous guider vers l’avenir [mais] manquent cruellement de substance »*. Veillons à ne pas confier aveuglément notre avenir collectif à des ontologies numériques sans y inscrire d’abord, en toutes lettres, les valeurs humaines que nous refusons de voir abolies.
Sources citées : Palantir (documents techniques, lettres aux actionnaires) ; Analyses critiques (Le Grand Continent, Contretemps…) ; Publications académiques et philosophiques sur l’IA et la gouvernance.