L’aalogie du cristal occupe une place centrale dans la philosophie de l’individuation de Gilbert Simondon. Dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (ILFI), Simondon propose le cristal comme paradigme du processus d’individuation physique : un modèle de genèse où une structure émerge progressivement au sein d’un milieu métastable sursaturé, sous l’effet d’un germe initial. Ce processus cristallin sert de schème opératoire pour penser la formation de tout individu. Concrètement, Simondon décrit la formation d’un cristal dans une solution sursaturée : le milieu est dans un état métastable, riche en potentiels, où une petite graine de cristal (le germe cristallin) va déclencher une propagation de structure à travers le champ de la solution. Par une transduction continue – c’est-à-dire une propagation locale d’une activité structurante – le cristal croît de proche en proche, transformant le milieu liquide désordonné en un réseau cristallisé ordonné, tout en dissipant l’énergie potentielle excédentaire (libération de chaleur latente, par exemple). Le résultat est double : l’émergence d’un individu (le cristal) et la constitution concomitante d’un milieu résiduel appauvri en potentiel (la solution stabilisée autour du cristal). Ainsi, individu et milieu naissent ensemble dans l’acte de cristallisation transductive. Ce modèle souligne qu’une individuation n’est pas l’application externe d’une forme préconçue sur une matière inerte (schème hylémorphique classique critiqué par Simondon), mais une opération interne au système, commandée par des différences de potentiel et la résolution progressive d’une tension interne du milieu. Le germe initial n’est pas une forme toute faite ; ce n’est qu’une fluctuation amorcée qui, si les conditions sont réunies (surfusion ou sursaturation suffisante), amorce le geste énergétique de la prise de forme dans le champ métastable. Simondon insiste sur le fait que ce germe n’opère qu’au moment où le milieu a atteint un certain seuil critique d’instabilité – c’est un « déclencheur » plutôt qu’un moule imposant une forme. Il écrit ainsi que « le principe analogique à l’origine de cette théorie énergétique de la prise de forme est tiré de l’étude physique de la cristallisation, s’opérant à partir d’un germe cristallin dans un domaine… sursaturé ». En d’autres termes, la cristallisation fournit à la pensée philosophique le modèle d’une forme qui naît par propagation d’une différence à travers un continuum, dans un processus orienté (vectoriel) et irréversible allant du métastable vers le stable.
Pourquoi parler d’analogie cristalline ? Parce que Simondon n’en reste pas au cas du cristal matériel : il érige ce schème en analogie opératoire pour comprendre des domaines d’individuation plus complexes – le vivant, le psychique, le technique, le collectif. Il s’agit bien d’une analogie au sens fort et non d’une simple métaphore. Simondon réhabilite la notion même d’analogie en philosophie, en la distinguant soigneusement de la ressemblance superficielle. Pour lui, l’analogie pertinente n’est pas une similitude de formes visibles (analogie morphologique ou structurale), mais une identité de rapports de transformation entre domaines différents. Il parle d’analogie opératoire plutôt que d’analogie structurale : seule la première a valeur de connaissance, tandis que la seconde n’est qu’une ressemblance externe sans portée explicative. Une « analogie valide », explique Simondon, n’est donc « ni un rapport d’identité, ni, inversement, une simple identité de rapports structuraux – vague ressemblance – mais une identité de rapports opératoires*. Autrement dit, on ne compare pas deux êtres en fonction de leur apparence, mais on établit une identité dans l’enchaînement des opérations génétiques qui les produisent. Cette conception s’accompagne d’une réflexivité : l’analogie en philosophie n’est possible que si la pensée elle-même épouse le mode de genèse des objets qu’elle compare. Simondon va jusqu’à dire que la transduction – ce procédé par lequel l’individuation progresse – est à la fois l’opération de genèse commune à tous les domaines et l’analogie mentale qui permet à la pensée d’unifier ces genèses disparates. La philosophie, dans son rôle encyclopédique, devient pour lui une connaissance analogique des processus de formation, établissant des ponts opératoires entre les différentes sciences et expériences, sans pour autant confondre leurs objets. En ce sens, il redonne ses lettres de noblesse à l’analogie comme mode de rationalité transversal – un mode qui, contrairement aux métaphores bergsoniennes ou aux symbolismes flous, vise une rigueur dans l’identité de structure dynamique à travers les domaines. Cette position s’inscrit dans un projet plus large de Simondon : un « encyclopédisme génétique » qui unifie les connaissances en termes de genèse plutôt qu’en termes de substances figées. La transduction cristalline devient ainsi un modèle épistémique : comprendre un être, c’est comprendre sa genèse par analogie avec d’autres genèses, en identifiant des constantes opératoires (gradient de potentiel, déclenchement germinal, propagation, modulation, seuils, etc.) plutôt que des formes statiques.
Le cristal comme figure transductive et ses transpositions analogiques – Déployons maintenant cette analogie opératoire du cristal vers les autres domaines, conformément à la démarche simondonienne, tout en explicitant ce que l’on peut appeler le « cadre protokinien » de cette analogie (nous entendons par là une lecture mettant l’accent sur les gestes énergétiques primordiaux et la dimension cinétique des processus d’individuation). Le cristal, paradigme de l’individuation physique, va servir de schème de propagation transductive pour penser le vivant, puis le psychique et le collectif, sans oublier le technique. À chaque étape, il faut transposer prudemment : l’analogie n’est pas une équation pure et simple, mais une homologie de fonctionnement transposée à des conditions et à des échelles différentes.
– Du physique au vital. Simondon voit dans l’organisme vivant un prolongement du processus d’individuation, mais selon un régime spécifique. Si l’individuation physique (par exemple la cristallisation) tend vers une résolution complète des potentiels – on aboutit en fin de processus à un état stable où les gradients de potentiel sont dissipés – le vivant au contraire se caractérise par une inachèvement permanent de l’individuation. Le vivant conserve en lui une réserve de métastabilité : il maintient des potentiels non résolus, une ouverture de son système, de sorte qu’il continue à s’individuer tout au long de sa vie. Simondon écrit en substance que « toute individuation physique aboutit finalement à la dissipation des potentiels, [alors que] l’individuation vitale consiste en une suspension de l’individuation physique, en un prolongement de sa phase inchoative, durant laquelle les échanges énergétiques avec le milieu permettent à l’individu de conserver certains potentiels, avant de mourir ». Autrement dit, la néoténie – c’est-à-dire la prolongation de l’état naissant, l’ajournement du terme – est élevée au rang de principe : l’être vivant diffère indéfiniment la clôture de son individuation en maintenant un métabolisme (échanges constants de matière-énergie avec son milieu) qui le garde dans un état métastable. Là où le cristal se fige et achève son être en atteignant un équilibre stable, le vivant demeure partiellement en devenir, comme un cristal qui continuerait de croître ou de se remodeler sans cesse. C’est pourquoi Simondon parle d’une « rétention des potentiels » : les systèmes biologiques conservent en eux des différences de potentiel internes qu’ils exploitent pour évoluer, se réguler, grandir et finalement se reproduire. L’analogie cristalline opère donc ici par contraste et transposition : on reconnaît dans le vivant le même schème général (un champ de forces, des germes organisateurs, une propagation de structure) mais modulé différemment – ralenti, continuellement alimenté en énergie, et comportant une intériorité plus complexe. En effet, l’organisme vivant se dote d’une intériorité opératoire : il intègre les germes de son individuation (par exemple l’information génétique ou les gradients morphogénétiques de l’embryogenèse) dans une structure interne, mémoire ou code, qu’il véhicule et transmet. La formation d’un organisme peut ainsi être relue dans le cadre protokinien : comme une série de gestes énergétiques coordonnés – les mouvements morphogénétiques de l’embryon – se propageant à travers un milieu interne (les tissus en cours de différenciation) pour engendrer une forme viable. L’embryologie moderne, d’ailleurs, fournit à Simondon des exemples d’individuation progressive par centres d’organisation (le développement d’un être pluricellulaire à partir d’une cellule œuf traverse des phases de structuration successives, où des « germes informationnels » internes déclenchent la différenciation des cellules). Simondon actualise ainsi l’analogie cristalline : il voit dans l’embryon un système métastable (l’œuf fécondé contient un excès d’information et d’énergie potentielle) où des gradients et des influences inductrices jouent le rôle de germes transducteurs, orientant la formation de l’organisme. Le cristal avait un germe externe (par exemple une poussière tombant dans la solution sursaturée) ou un germe interne (un micro-cristal déjà présent) ; le vivant, lui, a ses germes intérieurs (le patrimoine génétique, les signaux biochimiques) qui amorcent la prise de forme. Mais le principe opératoire reste analogue : une différence qui s’amplifie en se propageant au sein d’un champ continu, produisant des structures en avançant de seuil en seuil. Notons que cette vision dynamique du vivant s’inscrit en dialogue avec la pensée de Bergson et de Bachelard. Bergson, avec la notion d’élan vital, avait bien affirmé la continuité évolutive de la vie, mais Simondon reproche au vitalisme bergsonien son flou « mystique » et sa rupture avec la physique. En adoptant le paradigme cristallin, Simondon croit dépasser l’alternative mécanisme/vitalisme : il ancre la créativité du vivant dans un schème physico-énergétique rationnel (métastabilité, amplification de différences), renouant ainsi avec la science contemporaine (thermodynamique des systèmes ouverts, théorie des champs, etc.). Bachelard l’y encourage implicitement : la critique bachelardienne du substantialisme et l’attention aux ordres de grandeur de la microphysique ont fourni à Simondon le réalisme des relations dont il avait besoin pour penser un préindividuel énergétique. De fait, Simondon reconnaît que c’est en partie grâce aux avancées de la physique quantique et de la thermodynamique qu’il peut concevoir le vivant non plus comme une substance animée d’une force vitale mystérieuse, mais comme un système de tensions et d’énergies en voie de structuration permanente. Gaston Bachelard, dans son épistémologie, montrait que la science moderne pense la matière en termes de processus, de probabilités, de champs (plutôt que d’essences figées) – Simondon hérite ainsi d’un réalisme des relations et d’un refus de l’absolu substantiel. Le vivant est plus qu’un, comme disait Bergson, c’est un « plus que l’unité » constamment en train de se faire, et Simondon en donne l’image physique : une sorte de cristal qui ne cesserait de grandir, ou de se ré-agencer intérieurement, tant qu’il échange de l’énergie avec son milieu.
– Du vital au psychique et au collectif. Simondon ne s’arrête pas à la frontière de la biologie ; il étend encore l’analogie opératoire au psychique (l’individuation de la subjectivité) et au transindividuel (l’individuation collective et intersubjective). Ces domaines plus élevés comportent évidemment des différences qualitatives (apparition de la conscience, de la liberté, de la culture), mais Simondon postule une continuité de principe dans le mode de constitution : là encore, il cherche l’identité de rapport avec le paradigme transductif. Le psychique humain, pour Simondon, se forme par intériorisation et complexification des tensions vitales non résolues. Chaque individu humain naît non pas comme une monade achevée, mais comme un être inachevé, traversé de potentiels psychiques et relationnels qu’il doit individuer. La pensée simondonienne introduit ici la notion de préindividuel psychique : une réserve d’être (d’émotions, de significations potentielles) qui précède et déborde l’individu psychologique formé. L’analogie cristalline peut s’y lire de la manière suivante : la croissance d’un cristal correspond, au niveau mental, à la croissance d’une structure de pensée ou d’affect à partir d’un germe que l’on peut identifier à une idée, une perception ou une émotion initiale. Par exemple, la formation d’une perception cohérente du monde à partir du chaos des sensations brutes peut être décrite en termes transductifs. Simondon, dans son cours sur la psychologie et dans ILFI, donne l’exemple de la perception de la profondeur en vision binoculaire : les deux rétines reçoivent des images légèrement dissemblables (disparité binoculaire). Si l’on restait à ce stade, on aurait une incompatibilité (double image, diplopie) – un désordre métastable dans le contenu sensoriel. Or le sujet percevant, grâce à son activité transductive, va intégrer ces deux images en découvrant une dimension nouvelle (la profondeur spatiale) qui résout la tension. C’est un bel exemple de prise de forme psychique par analogie avec le cristal : la disparité entre les images joue le rôle d’une différence de potentiel, créant un état mental sursaturé en tension ; l’acte perceptif joue le rôle de germe organisateur (Simondon parle de « germe structural » dans l’esprit) qui, en introduisant le concept de profondeur, transduit la différence en une nouvelle structure (une perception unifiée en 3D). Le passage du flou conflictuel à la vision stéréoscopique stable est donc une transduction, un « cristal de perception » qui s’est formé en positivant ce qui était incompatibilité initiale. De façon générale, Simondon conçoit la connaissance, l’imagination, l’affectivité, comme des processus d’individuation : le psychique se cristallise progressivement, par phases, en intégrant des éléments jusque-là disparates en de nouvelles totalités significatives. On voit l’analogie opératoire : l’esprit est un champ métastable d’expériences qui peut être amené à une nouvelle structuration lorsqu’un germe mental – une nouvelle idée, une hypothèse, une émotion – intervient et déclenche une restructuration globale de l’expérience. La pensée elle-même, chez Simondon, suit un régime transductif : il parle d’une « allagmatique » (théorie des opérations) comme pendant de la théorie des structures, et il indique que la découverte scientifique ou philosophique se fait par un acte de pensée transductif qui propage une intuition à travers le champ des connaissances pour produire une nouvelle cohérence. On peut citer Simondon : *« L’analogie entre deux êtres au moyen de la pensée ne se légitime que si la pensée soutient un rapport analogique avec le schème opératoire de chacun des êtres représentés »*. Autrement dit, la connaissance de l’individuation doit elle-même être une individuation de la connaissance, épousant par un geste réflexif la genèse de son objet. Le cadre protokinien prend ici toute son ampleur : le germe cristallin s’intériorise comme geste mental. L’acte par lequel l’esprit trouve une solution (par exemple, comprendre la perspective en peinture, ou saisir un concept nouveau) est assimilable à un geste énergétique dans un champ mental, qui vient résoudre une tension et structurer une forme de pensée. Ce geste peut être décrit avec les mêmes notions vectorielles : il y a un gradient de sens ou de désir, une orientation (intentionnelle) qui guide l’acte mental, un seuil de compréhension à franchir, et l’issue est la constitution d’une intériorité nouvelle (une pensée plus riche, une conscience élargie) qui demeure comme structure stable – jusqu’à la prochaine métastabilité.
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Pourquoi parler d’analogie cristalline ? Parce que Simondon n’en reste pas au cas du cristal matériel : il érige ce schème en analogie opératoire pour comprendre des domaines d’individuation plus complexes – le vivant, le psychique, le technique, le collectif. Il s’agit bien d’une analogie au sens fort et non d’une simple métaphore. Simondon réhabilite la notion même d’analogie en philosophie, en la distinguant soigneusement de la ressemblance superficielle. Pour lui, l’analogie pertinente n’est pas une similitude de formes visibles (analogie morphologique ou structurale), mais une identité de rapports de transformation entre domaines différents. Il parle d’analogie opératoire plutôt que d’analogie structurale : seule la première a valeur de connaissance, tandis que la seconde n’est qu’une ressemblance externe sans portée explicative. Une « analogie valide », explique Simondon, n’est donc « ni un rapport d’identité, ni, inversement, une simple identité de rapports structuraux – vague ressemblance – mais une identité de rapports opératoires*. Autrement dit, on ne compare pas deux êtres en fonction de leur apparence, mais on établit une identité dans l’enchaînement des opérations génétiques qui les produisent. Cette conception s’accompagne d’une réflexivité : l’analogie en philosophie n’est possible que si la pensée elle-même épouse le mode de genèse des objets qu’elle compare. Simondon va jusqu’à dire que la transduction – ce procédé par lequel l’individuation progresse – est à la fois l’opération de genèse commune à tous les domaines et l’analogie mentale qui permet à la pensée d’unifier ces genèses disparates. La philosophie, dans son rôle encyclopédique, devient pour lui une connaissance analogique des processus de formation, établissant des ponts opératoires entre les différentes sciences et expériences, sans pour autant confondre leurs objets. En ce sens, il redonne ses lettres de noblesse à l’analogie comme mode de rationalité transversal – un mode qui, contrairement aux métaphores bergsoniennes ou aux symbolismes flous, vise une rigueur dans l’identité de structure dynamique à travers les domaines. Cette position s’inscrit dans un projet plus large de Simondon : un « encyclopédisme génétique » qui unifie les connaissances en termes de genèse plutôt qu’en termes de substances figées. La transduction cristalline devient ainsi un modèle épistémique : comprendre un être, c’est comprendre sa genèse par analogie avec d’autres genèses, en identifiant des constantes opératoires (gradient de potentiel, déclenchement germinal, propagation, modulation, seuils, etc.) plutôt que des formes statiques.
Le cristal comme figure transductive et ses transpositions analogiques – Déployons maintenant cette analogie opératoire du cristal vers les autres domaines, conformément à la démarche simondonienne, tout en explicitant ce que l’on peut appeler le « cadre protokinien » de cette analogie (nous entendons par là une lecture mettant l’accent sur les gestes énergétiques primordiaux et la dimension cinétique des processus d’individuation). Le cristal, paradigme de l’individuation physique, va servir de schème de propagation transductive pour penser le vivant, puis le psychique et le collectif, sans oublier le technique. À chaque étape, il faut transposer prudemment : l’analogie n’est pas une équation pure et simple, mais une homologie de fonctionnement transposée à des conditions et à des échelles différentes.
– Du physique au vital. Simondon voit dans l’organisme vivant un prolongement du processus d’individuation, mais selon un régime spécifique. Si l’individuation physique (par exemple la cristallisation) tend vers une résolution complète des potentiels – on aboutit en fin de processus à un état stable où les gradients de potentiel sont dissipés – le vivant au contraire se caractérise par une inachèvement permanent de l’individuation. Le vivant conserve en lui une réserve de métastabilité : il maintient des potentiels non résolus, une ouverture de son système, de sorte qu’il continue à s’individuer tout au long de sa vie. Simondon écrit en substance que « toute individuation physique aboutit finalement à la dissipation des potentiels, [alors que] l’individuation vitale consiste en une suspension de l’individuation physique, en un prolongement de sa phase inchoative, durant laquelle les échanges énergétiques avec le milieu permettent à l’individu de conserver certains potentiels, avant de mourir ». Autrement dit, la néoténie – c’est-à-dire la prolongation de l’état naissant, l’ajournement du terme – est élevée au rang de principe : l’être vivant diffère indéfiniment la clôture de son individuation en maintenant un métabolisme (échanges constants de matière-énergie avec son milieu) qui le garde dans un état métastable. Là où le cristal se fige et achève son être en atteignant un équilibre stable, le vivant demeure partiellement en devenir, comme un cristal qui continuerait de croître ou de se remodeler sans cesse. C’est pourquoi Simondon parle d’une « rétention des potentiels » : les systèmes biologiques conservent en eux des différences de potentiel internes qu’ils exploitent pour évoluer, se réguler, grandir et finalement se reproduire. L’analogie cristalline opère donc ici par contraste et transposition : on reconnaît dans le vivant le même schème général (un champ de forces, des germes organisateurs, une propagation de structure) mais modulé différemment – ralenti, continuellement alimenté en énergie, et comportant une intériorité plus complexe. En effet, l’organisme vivant se dote d’une intériorité opératoire : il intègre les germes de son individuation (par exemple l’information génétique ou les gradients morphogénétiques de l’embryogenèse) dans une structure interne, mémoire ou code, qu’il véhicule et transmet. La formation d’un organisme peut ainsi être relue dans le cadre protokinien : comme une série de gestes énergétiques coordonnés – les mouvements morphogénétiques de l’embryon – se propageant à travers un milieu interne (les tissus en cours de différenciation) pour engendrer une forme viable. L’embryologie moderne, d’ailleurs, fournit à Simondon des exemples d’individuation progressive par centres d’organisation (le développement d’un être pluricellulaire à partir d’une cellule œuf traverse des phases de structuration successives, où des « germes informationnels » internes déclenchent la différenciation des cellules). Simondon actualise ainsi l’analogie cristalline : il voit dans l’embryon un système métastable (l’œuf fécondé contient un excès d’information et d’énergie potentielle) où des gradients et des influences inductrices jouent le rôle de germes transducteurs, orientant la formation de l’organisme. Le cristal avait un germe externe (par exemple une poussière tombant dans la solution sursaturée) ou un germe interne (un micro-cristal déjà présent) ; le vivant, lui, a ses germes intérieurs (le patrimoine génétique, les signaux biochimiques) qui amorcent la prise de forme. Mais le principe opératoire reste analogue : une différence qui s’amplifie en se propageant au sein d’un champ continu, produisant des structures en avançant de seuil en seuil. Notons que cette vision dynamique du vivant s’inscrit en dialogue avec la pensée de Bergson et de Bachelard. Bergson, avec la notion d’élan vital, avait bien affirmé la continuité évolutive de la vie, mais Simondon reproche au vitalisme bergsonien son flou « mystique » et sa rupture avec la physique. En adoptant le paradigme cristallin, Simondon croit dépasser l’alternative mécanisme/vitalisme : il ancre la créativité du vivant dans un schème physico-énergétique rationnel (métastabilité, amplification de différences), renouant ainsi avec la science contemporaine (thermodynamique des systèmes ouverts, théorie des champs, etc.). Bachelard l’y encourage implicitement : la critique bachelardienne du substantialisme et l’attention aux ordres de grandeur de la microphysique ont fourni à Simondon le réalisme des relations dont il avait besoin pour penser un préindividuel énergétique. De fait, Simondon reconnaît que c’est en partie grâce aux avancées de la physique quantique et de la thermodynamique qu’il peut concevoir le vivant non plus comme une substance animée d’une force vitale mystérieuse, mais comme un système de tensions et d’énergies en voie de structuration permanente. Gaston Bachelard, dans son épistémologie, montrait que la science moderne pense la matière en termes de processus, de probabilités, de champs (plutôt que d’essences figées) – Simondon hérite ainsi d’un réalisme des relations et d’un refus de l’absolu substantiel. Le vivant est plus qu’un, comme disait Bergson, c’est un « plus que l’unité » constamment en train de se faire, et Simondon en donne l’image physique : une sorte de cristal qui ne cesserait de grandir, ou de se ré-agencer intérieurement, tant qu’il échange de l’énergie avec son milieu.
– Du vital au psychique et au collectif. Simondon ne s’arrête pas à la frontière de la biologie ; il étend encore l’analogie opératoire au psychique (l’individuation de la subjectivité) et au transindividuel (l’individuation collective et intersubjective). Ces domaines plus élevés comportent évidemment des différences qualitatives (apparition de la conscience, de la liberté, de la culture), mais Simondon postule une continuité de principe dans le mode de constitution : là encore, il cherche l’identité de rapport avec le paradigme transductif. Le psychique humain, pour Simondon, se forme par intériorisation et complexification des tensions vitales non résolues. Chaque individu humain naît non pas comme une monade achevée, mais comme un être inachevé, traversé de potentiels psychiques et relationnels qu’il doit individuer. La pensée simondonienne introduit ici la notion de préindividuel psychique : une réserve d’être (d’émotions, de significations potentielles) qui précède et déborde l’individu psychologique formé. L’analogie cristalline peut s’y lire de la manière suivante : la croissance d’un cristal correspond, au niveau mental, à la croissance d’une structure de pensée ou d’affect à partir d’un germe que l’on peut identifier à une idée, une perception ou une émotion initiale. Par exemple, la formation d’une perception cohérente du monde à partir du chaos des sensations brutes peut être décrite en termes transductifs. Simondon, dans son cours sur la psychologie et dans ILFI, donne l’exemple de la perception de la profondeur en vision binoculaire : les deux rétines reçoivent des images légèrement dissemblables (disparité binoculaire). Si l’on restait à ce stade, on aurait une incompatibilité (double image, diplopie) – un désordre métastable dans le contenu sensoriel. Or le sujet percevant, grâce à son activité transductive, va intégrer ces deux images en découvrant une dimension nouvelle (la profondeur spatiale) qui résout la tension. C’est un bel exemple de prise de forme psychique par analogie avec le cristal : la disparité entre les images joue le rôle d’une différence de potentiel, créant un état mental sursaturé en tension ; l’acte perceptif joue le rôle de germe organisateur (Simondon parle de « germe structural » dans l’esprit) qui, en introduisant le concept de profondeur, transduit la différence en une nouvelle structure (une perception unifiée en 3D). Le passage du flou conflictuel à la vision stéréoscopique stable est donc une transduction, un « cristal de perception » qui s’est formé en positivant ce qui était incompatibilité initiale. De façon générale, Simondon conçoit la connaissance, l’imagination, l’affectivité, comme des processus d’individuation : le psychique se cristallise progressivement, par phases, en intégrant des éléments jusque-là disparates en de nouvelles totalités significatives. On voit l’analogie opératoire : l’esprit est un champ métastable d’expériences qui peut être amené à une nouvelle structuration lorsqu’un germe mental – une nouvelle idée, une hypothèse, une émotion – intervient et déclenche une restructuration globale de l’expérience. La pensée elle-même, chez Simondon, suit un régime transductif : il parle d’une « allagmatique » (théorie des opérations) comme pendant de la théorie des structures, et il indique que la découverte scientifique ou philosophique se fait par un acte de pensée transductif qui propage une intuition à travers le champ des connaissances pour produire une nouvelle cohérence. On peut citer Simondon : *« L’analogie entre deux êtres au moyen de la pensée ne se légitime que si la pensée soutient un rapport analogique avec le schème opératoire de chacun des êtres représentés »*. Autrement dit, la connaissance de l’individuation doit elle-même être une individuation de la connaissance, épousant par un geste réflexif la genèse de son objet. Le cadre protokinien prend ici toute son ampleur : le germe cristallin s’intériorise comme geste mental. L’acte par lequel l’esprit trouve une solution (par exemple, comprendre la perspective en peinture, ou saisir un concept nouveau) est assimilable à un geste énergétique dans un champ mental, qui vient résoudre une tension et structurer une forme de pensée. Ce geste peut être décrit avec les mêmes notions vectorielles : il y a un gradient de sens ou de désir, une orientation (intentionnelle) qui guide l’acte mental, un seuil de compréhension à franchir, et l’issue est la constitution d’une intériorité nouvelle (une pensée plus riche, une conscience élargie) qui demeure comme structure stable – jusqu’à la prochaine métastabilité.
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