Le protokin : un mouvement primitif pré-sémiotique
Le protokin désigne une dynamique corporelle fondamentale, antérieure à toute forme de langage ou de code, qui module rythmiquement les mouvements du corps en lien avec le milieu. Il s’agit d’un « mouvement expressif primordial », non codifié, qui engendre une « coprésence incarnée » entre le vivant et l’autre. À la différence d’un langage articulé, il ne s’agit ni d’un code ni d’un signal structuré, mais d’une tension gestuelle affective et rythmique, un devenir‑corps par lequel un organisme entre en résonance avec son environnement et ses semblables. Ce phénomène originaire établit les conditions de possibilité de gestes institués, de la parole et des techniques ultérieures, en faisant émerger les premières différenciations entre corps, milieu et socialité.
Dimension biologique. Le protokin prend sa source dans la condition vivante du corps humain. Selon Leroi‑Gourhan, l’espèce humaine se distingue par une indétermination morphologique et fonctionnelle majeure (station debout, libération des membres) qui crée une plasticité corporelle sans pré-adaptation innée. Cette indétermination originelle – le « dénuement inhérent à l’absence d’adaptation préformée » – fait de chaque acte moteur une création nouvelle face au milieu. Autrement dit, le corps produit sans cesse son propre rapport au monde comme un processus problématique, continu du vital au social. Cette dynamique « de l’espace du vital et du physiologique » inscrit le rythme du protokin dans une activité auto-entretenue, où la vie s’invente par la mise en mouvement (affective, organique, perceptive) de soi-même.
Dimension sensorimotrice. Le protokin se déploie comme une modalité d’expérience incarnée pré-réflexive. Le corps est toujours « projeté vers le monde » selon une intentionnalité motrice – un « je-puissance » (« I can ») – qui précède la pensée formelle. Dans cette perspective phénoménologique (Merleau‑Ponty), la perception est une co-constitution corps‑monde : le sensible « invite le corps à adopter l’attitude » qui le révélera. La cognition n’opère donc pas via un code symbolique interne, mais par la circulation dynamique entre capteurs corporels et milieu. On retrouve là l’esprit de l’enactivisme en sciences cognitives : la cognition émerge de l’activité sensorimotrice, une boucle d’action-perception qui « occupe le cerveau, le corps et le monde » sans séparation tranchée entre processus mentaux et biologiques. Autrement dit, le protokin est un couplage sensorimoteur originaire, où le corps explore et répond en temps réel, modulant son tonus et son rythme pour co-créer signification et résonance avec l’autre.
Dimension affective. Fondamentalement, le protokin est aussi mouvement affectif. La modulation rythmique du corps véhicule un « ton émotionnel » implicite. Merleau‑Ponty souligne que toute expression – même la parole naissante – est d’abord « un geste corporel » imprégné d’émotion. Chaque langue, comme chaque mouvement corporel, est une manière de « chanter le monde » et d’en révéler « l’essence émotionnelle » (ce que Merleau appelle parfois la « couleur » ou la « musique » préverbale du monde). Simondon complète cette vision : il décrit un niveau pré-réflexif ou « subconscient » de la conscience où s’animent les manifestations cinétiques, sensorielles et affectives du vivant. Le protokin s’enracine donc dans cette subconscience animée – un vécu sensorimoteur spontané – qui précède toute intention structurée et fonde la résonance empathique primitive. C’est cette animation affective du corps, sans forme symbolique préalable, qui crée un échange sensible, une « insertion affective » entre êtres.
Dimension temporelle. Le protokin agit dans et par le temps, sous forme de rythmes corporels innés. L’attention à la rythmicité est au cœur du protokin : il naît de la pulsation physiologique et du rythme des mouvements. Leroi‑Gourhan insiste sur une « anthropologie du rythme » qui englobe l’homme vivant tout entier et relie le physiologique au social par des cadences continues. De la respiration aux balancements sensoriels, le protokin se manifeste comme un tempo originaire où le corps modulé affectivement trouve son apaisement ou son intensité en réponse aux sollicitations. Il s’agit d’un rythme primal qui n’est pas imposé de l’extérieur (les « rythmes sociaux » codifiés) mais émerge du rapport du vivant à son milieu. Ce « dynamisme vital » invente, au fil du temps corporel, les liens intimes entre gestualité, mémoire corporelle et création de sens.
Dimension expressive. Le protokin est un mouvement expressif pré-articulé. À ce stade originaire, les mouvements du corps ne sont pas encore transformés en gestes culturels ou symboliques, mais leur expressivité est déjà présente en propre. Ils agissent comme des modulations rythmiques du corps, analogues au jeu musical d’un instrument. Par exemple, Merleau‑Ponty compare le langage à une forme de musique : chaque langue reste liée à son incarnation matérielle et « chante le monde » par la richesse émotionnelle de sa prosodie. De même, tout protokin – balancement, mimique, accentuation du souffle – exprime un sens avant toute codification. Le corps crée son propre « grapheme » rythmique. Cette dimension expressive prépare la création ultérieure de symboles, tout en restant « sans code » : il n’y a ni grammaire ni intention consciente, seulement un flux corporel expressif qui informe le vivant et l’autre. C’est un devenir-corps pré-langagier où la gestuelle est déjà signifiante, mais le sens jaillit d’une co-présence charnelle plus que d’une structure formelle.
Dimension politique et sociale. Le protokin, en instaurant une coprésence non verbale, ouvre un espace public et collectif inédit. En éliminant les filtres du code explicite, il fait émerger une socialité tacite, un « groupement des hommes » basé sur la résonance corporelle. Dans une perspective simondonienne, il participe d’un processus d’« individuations collectives » : chaque corps-actant s’inscrit dans des réseaux transindividuels de flux d’affects et de rythmes. Pour Leroi‑Gourhan, l’attention aux rythmes naturels fait questionner la genèse même de la société, en renouvelant « le tissu de relations entre l’individu et le groupe ». Autrement dit, le protokin est une pré-condition politique de la vie en commun : il établit une connivence corporelle préalable où les hiérarchies formelles ne sont pas encore fixées. Cette dimension politique se manifeste dans tout acte de résonance sensorielle partagée (danse collective, musique en corps, chœur impulsif) qui crée un « fait social total » non verbal. Il révèle ainsi la portée subversive d’un contact fondamental entre corps qui transcende les codes et les normes imposés.
Anthropologie. Le protokin rejoint les recherches sur les origines de la corporéité et de la socialité humaines. Leroi‑Gourhan, en particulier, a tracé une « anthropologie du rythme » où l’analyse du vivant « comme totalité indivise » prime sur une socialité déjà instituée. Selon lui, le rythme originaire (technique du corps primitif, gestes antiques, premières prosodies) est « insertion dans l’existence » liant corps et culture, affect et symbole. Le protokin s’inscrit dans cette lignée : il est antérieur au geste culturel comme le fouet (code du pouvoir) ou à la parole nominale, mais il fournit les prémisses de ces inventions. Dans le cadre de l’hominisation, on voit par exemple (chez Homo habilis et au-delà) que la libération motrice de la main précède et « libère » la parole future. L’anthropologie du protokin éclaire ainsi le basculement évolutif où l’être humain, délié de toute détermination fixe, invente en continu des formes culturelles. Le concept est transdisciplinaire en anthropologie : il relie ethnologie du corps (techniques de survie, rites, danses) et paléoanthropologie (gestes gravés, orchestration primitive), soulignant la continuité entre pulsion vitale, geste technique et émergence du symbolique.
Sociologie. Le protokin intéresse la sociologie du corps et des interactions. Il représente ce moment pré-langagier où la connexion entre sujets se noue sans normes formelles. Des sociologues contemporains (inspirés par Leroi‑Gourhan et Mauss) s’attachent aux « techniques du corps » et au lien entre corporéité et socialité. Ils observent par exemple comment la synchronisation non verbale (rythme partagé, mimétisme postural) génère de la cohésion dans les groupes. Leroi‑Gourhan note qu’une telle remise à plat de la notion de rythme, attentive aux réalités corporelles, place sa pensée « au cœur des préoccupations sociologiques » modernes. Le protokin montre que la sociabilité a toujours un arrière-plan sensoriel commun : deux individus “identifient” d’abord l’autre comme corps résonnant avant même de se parler. C’est la base des rituels d’interaction (applaudissements, chants, danses, rythmes du travail collectif) qui structurent tout lien social. D’un point de vue méthodologique, le protokin appelle à intégrer l’étude des effets corporels involontaires et de l’« espace présocial » (en deçà des discours explicites) dans l’analyse sociologique des rapports humains.
Philosophie. Plusieurs philosophes contiennent l’empreinte du protokin dans leur réflexion sur le corps et l’inter-subjectivité. Merleau‑Ponty offre le modèle de la perception et du langage comme phénomènes incarnés : le corps est « troisième genre d’être » entre sujet et objet, sans lequel ni le monde ni les autres n’apparaissent. Il insiste sur l’« intentionalité anonyme » du corps perceptif, où l’individu et l’objet co-définissent leur sens par un échange préréflexif. Cette philosophie relève que le protokin n’est pas une émission de signes conscients, mais un tissage de sens pré-structuré dans la chair du monde. Simondon, de son côté, enrichit cette vision par la notion d’« individuation » et de « transduction » : toute perception et tout rapport au monde émanent d’un fond pré-individuel en vibration, où l’être “résonne” à un environnement via l’invention continue de formes. En ce sens, le protokin est un moment de transduction corporelle primordiale, un différencier-créer du vivant qui stabilise progressivement des schèmes. La philosophie contemporaine (de l’ontologie du vivant ou de la phénoménologie du sujet incarné) voit dans le protokin l’élément pré-théorique qui fonde la possibilité même de l’altérité, de la liberté expressive et de l’esthétique à venir.
Esthétique. En esthétique, le protokin évoque la genèse de toute forme d’expression artistique dans le corps lui-même. La modulation rythmique primale est à la source du geste créatif : la pratique de la danse, de la musique et du théâtre fait directement écho à ce mouvement corporel archaïque. Merleau‑Ponty montre que l’artiste ne crée pas d’abord des objets, mais produit des intensités perceptives par le corps : tout geste est à la fois expressif et pré-langagier, participant du même continuum que celui du protokin. Ainsi, la composition chorégraphique ou la musique improvisée relèvent du même registre “protokin” : ils établissent une coprésence sensible par des rythmes et des affects sans passe-avant verbal. L’esthétique postule que ce « chant du corps » anticipe et informe les formes codifiées de l’art. En art visuel aussi, le protokin pourrait se rapprocher du « graphisme originel » (traces dessinées) – geste du corps en acte – tout comme il rapproche l’œuvre artistique d’une « machine de désirs » à la Deleuze et Guattari, où corps et objet artistique forment ensemble un champ intensif de résonance.
Sciences cognitives. Le protokin rencontre la perspective des neurosciences et de la psychologie du développement centrée sur la cognition incarnée. Celles-ci postulent que la pensée humaine se construit à partir d’interactions sensorimotrices et affectives élémentaires. Les recherches sur l’« enaction » soutiennent que la connaissance naît du vécu corporel, de l’exploration active du milieu. L’apprentissage du langage lui-même serait enraciné dans des échanges protokin gestuels entre nourrisson et parent (bégaiements chantés, mimiques synchronisées). L’étude des neurones miroirs et de l’empathie prouve aujourd’hui que nous sommes biologiquement prédisposés à résonner des rythmes et émotions d’autrui sans analyse consciente. Le protokin coïncide donc avec ces processus cognitifs incarnés : il montre comment le couplage sensorimoteur-affectif constitue le socle sur lequel les fonctions symboliques et conceptuelles ultérieures se déploient.
En somme, le protokin est un concept transdisciplinaire : il articule une génétique du corps et du sens (anthropologie, philosophie) avec ses manifestations sociales (sociologie, esthétique) et ses fondements cognitifs (psychologie, neurosciences). Sa structure plurielle (biologique, sensorimotrice, affective, temporelle, expressive, politique) éclaire l’unité originaire de l’expérience incarnée avant l’émergence de toute forme codée. Il emprunte ainsi aux travaux de Leroi‑Gourhan (homme tout corps, rythmes vitaux), de Merleau‑Ponty (intentionalité incarnée, inter-corporéité), de Simondon (transduction, pré-individuel) et de la cognitive moderne (enaction) pour montrer qu’avant la parole ou l’image, il y a un « chant du corps » primitif, vibrant de rythmes et d’affects, qui rend possibles la différenciation ultérieure des gestes, des signes et des cultures.
Sources : Nos analyses s’appuient sur la littérature pertinente, notamment l’anthropologie du rythme de Leroi‑Gourhan, la phénoménologie du corps de Merleau‑Ponty et des travaux récents reliant vie affective et émergence du pré-réflexif. Ces sources soutiennent l’idée d’un mouvement sensorimoteur affectif et pré-intentionnel au cœur du protokin, témoignage de son caractère fondamental et transdisciplinaire.